Un jour, un homme en deuil voit arriver chez lui une corneille en mauvais état. Il s'en occupe, et peu à peu il a l'impression qu'elle a une histoire à raconter, qu'il est capable d'entendre. A commencer par son nom : Dar Duchesne. Les corneilles ne mesurent pas le temps, aussi Dar Duchesne ne peut-il dire quand commence son histoire ; il semble toutefois qu'il ait été jeune en même temps que le monde.
En effet, parti à l'aventure pour chercher un endroit sans corneille, il voit des inconnus, qui repartent. Quand ils reviendront, il s'intéressera à l'un de leurs jeunes, A la Toque de Renard, et partira en sa compagnie dans une quête dans un monde différent. Le rien qu'il y trouvera changera sa vie.
Au fil du temps et des rencontres, il retournera plus d'une fois dans cet autre univers, et visitera aussi une bonne partie du monde, où les Humains seront de plus en plus nombreux, ainsi que les Corneilles, qui vivent dans les franges de l'Ymr, le monde humain.
Ce roman ambitieux est superbement construit, en ce qu'il est une histoire brossée à grands traits de la civilisation occidentale, avec ses déchirements internes (dieux anciens / christianisme, guerre de Sécession...) et ses confrontations avec une civilisation différente, celle des peuples natifs d'Amérique du Nord. L'originalité est due au fait que cette histoire est vue sous l'angle d'un oiseau, charognard à ses heures, qui a en effet accompagné toute l'histoire de l'humanité.
D'abord très étranger, le personnage de Dar Duchesne se rapproche de plus en plus de nous, non seulement dans le temps, mais dans son rapport aux vivants, aux morts, et aux noms qui permettent de séparer un individu d'une foule. Par ses yeux et en suivant ses (més)aventures, nous revisitons les grandes histoires de notre culture : le vol du feu, le voyage, avec un guide, dans un monde étrange et périlleux, la perte de l'aimée qu'on avait pourtant pu ramener d'au-delà de la mort... L'auteur arrive à rendre attachants des oiseaux qui ont bien mauvaise réputation, et certains personnages sont inoubliables : non seulement Dar du Chêne près de l'Herbe lui-même, mais aussi Renardeaux, Na Cerise, ou Va Montépin, en ce qu'ils sont si proches de nous que nous nous y reconnaissons, mais assez loin pour rire de nous-mêmes.
John Crowley nous fait arriver au point d'où Tolkien était parti : que la mort est le cadeau fait aux hommes. C'est elle qui nous permet de ne pas survivre (trop) longtemps à ceux que nous aimons, et de laisser la place aux générations qui se succèdent, sans excéder les capacités de notre environnement. Et tout cela en nous racontant les vies et les morts de Dar Duchesne, ce qui demande un talent peu commun, d'ailleurs magnifiquement servi dans cette édition par la riche traduction de Patrick Couton, et par les complexes et superbes illustrations de Sonia Chaghatzbanian.
C'est certainement un roman exigeant, qui ne plaira pas à tout le monde, mais pour les lecteurs blasés des romans de fantasy standard, ou exigeants en terme de qualité littéraire, c'est très certainement une bonne indication.