L'histoire à vol d'oiseau.

L'ascension et la chute des humains contées par une corneille. Kra, de John Crowley, démiurgique.

Si l'Occident les a souvent confinés aux rôles de croassantes vigies des gibets et de becqueteurs de charognes, les autres cultures, amérindiennes et sibériennes notamment, ont su parer les corbeaux et les corneilles de pouvoirs démiurgiques ou initiatiques, agissant sur le cours des planètes, la vie de la matière ou l'ordre des sociétés.

Un triple filon mythologique magnifié tout au long de Kra, de l'Américain John Crawley, révéré par Neil Gaiman ou Michael Chabon. Avec ce roman, superbement traduit, le maître conteur fait de Dar Duchesne, la première corneille de l'histoire à porter un nom, à la fois une conscience universelle et le témoin des grandes mutations de l'Ymr, la réalité humaine, et du Kra, le « royaume des corneilles ». Son témoignage, décentré, transmis à l'un des ultimes survivants d'une Terre ravagée et anéantie par un enchaînement de catastrophes industrielles et climatiques, nous fait d'abord partager l'être-au-monde fascinant d'une vénérable corneille dont on épouse la vision aérienne, les fringales de charniers, la vie communautaire et amoureuse, les rivalités claniques, les combats dans la jungle céleste et, surtout, l'analyse d'un monde humain énigmatique, car illisible et anonyme.

Mais le lecteur suit également, par l'œil de Dar Duchesne, l'émergence de la société humaine, de la sauvagerie des temps archaïques au Moyen Age, des colons américains aux mutations technologiques contemporaines : un long déroulé historique et religieux que Crowley le bien nommé (crow signifiant « corneille » en anglais) truffe de citations littéraires et de clins d'œil (Hitchcock). Kra est un monument d'architecture et de poésie mythique signé par un écrivain pour qui, comme l'écrit le préfacier Patrick Gyger, « les littérateurs sont des médiums».

François Angelier