Soyez touché par la précision de la plume de l’auteur à retranscrire la sensibilité d’une corneille en langage humain et à évoquer le sujet de la mort tant dans sa banalité quotidienne que dans sa conception philosophique. Mais il parle avant tout des histoires qui traversent le temps. Pensez corneille, vivez corneille, mourez corneille et renaissez grandi par cette lecture.

Kra - Le dragon galactique
Article Original

Kra :  Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr est un roman écrit par John Crowley. Il a été publié en anglais en 2017. Traduit par Patrick Couton (aka le traducteur de Terry Pratchett), il a été publié en 2020 par les éditions L’Atalante. Suivons Dar Duchesne, la corneille immortelle, entre le monde de Kra et le monde de l’Ymr pour un voyage au long cours dont on ne sort pas indemne.

Un récit à tiroirs

Un homme récupère et soigne une corneille malade qui s’est échouée dans son jardin. Cette corneille s’appelle Dar Duchesne et a des choses à dire… Dar Duchesne est immortel et a vécu de nombreuses vies. Il a souvent attaché ses pas (enfin ses ailes) à ceux des hommes. Il les a accompagnés dans le monde des morts et de l’autre côté de la mer. Il est devenu leur ami ou leur ennemi. Il les a vus vivre et mourir. Il les a vu évoluer des peuples celtes à la déliquescence du monde moderne. 

L’histoire n’est pas directement racontée par Dar Duchesne mais par l’homme qui lui vient en aide. On notera que le nom de cet homme n’est jamais cité, alors que celui de Dar Duchesne revêt une importance primordiale car il fut la première corneille à avoir un nom et celui qui poussa les autres à s’en donner un également.

« Il lui raconta comment, il y avait longtemps, il avait inventé les noms : comment les noms rendaient les histoires possibles et permettaient de se rappeler ce que certains individus avaient fait par le passé. Elle écoutait avec attention, même si elle avait l’air de croire que les noms étaient en réalité un jeu qu’on pratique entre amis pour se distraire. »

Une particularité de ce roman est qu’il contient des enchâssements, des tiroirs qui s’imbriquent les uns dans les autres, telles des poupées russes narratives. Si on déroule le fil, ça donne quelque chose comme ça : Crowley nous raconte comment un homme raconte les nombreuses aventures, qui sont elles-mêmes issues de la mythologie, du folklore et de l’Histoire, qu’une corneille a vécue et lui a raconté. Ça a l’air compliqué comme ça, mais tout cela est très naturel, très fluide.

enchâssements kra john crowley

J’ai l’impression que c’est un peu une « marque de fabrique » de l’auteur car il usait déjà de cette technique narrative des histoires dans l’histoire dans Le parlement des fées (un petit bijou mais moins accessible que celui-ci à mon sens). Dans tous les cas, cette structure se marie fort bien avec le propos de l’auteur qu’il nous transmet dans un style à la fois ciselé et limpide.

« Pourquoi, demanda-t-il, est-ce que nous sommes revenus par ce chemin-ci, alors que nous sommes arrivés par un autre ? »
Elle regardait au loin, la main au-dessus de ses yeux. « On ne sort jamais par où on est entrée, répondit-elle. Et, quand on y retourne, ce n’est jamais par le même chemin.
– Oh ?
– Parce que qu’on ne revient jamais nulle part. On continue d’avancer. »

Thanatopraxie

Il se sert de ce qui est concret dans la mort (les cadavres, les corneilles qui mangent les cadavres, les rites mortuaires, la guerre, etc.) pour passer au niveau symbolique. 

Ainsi, les corneilles sont des « animaux de mort » et parce qu’elles sont des charognards, elles deviennent psychopompes (ça veut dire qui conduit les âmes des morts, pas qui fait des pompes psychiques).  J’y vois l’idée que le monde sensible et le monde spirituel sont indéniablement liés. 

Bien sûr, Kra parle aussi de deuil et là encore, le propos est d’une finesse éloquente.

« Il savait alors qu’il ne la retrouverait ni ne la reverrait jamais – ce serait déjà fait si les retrouvailles avaient été possibles, car c’est elle qui l’aurait retrouvé, lui. Il croyait quand même qu’elle réapparaitrait un jour ou l’autre, parce qu’il en avait terriblement besoin. C’était le plus douloureux, savoir une chose et croire l’autre. »

Kra est un roman qui parle de l’importance de raconter des histoires. Je pense qu’il nous dit que la meilleure façon d’accéder à l’immortalité est que ton histoire continue à être racontée lorsque tu n’es plus. L’immortalité de Dar Duchesne peut alors être vue comme une métaphore et l’enchâssement des récits prend tout son sens. L’immortalité est aussi celle des récits mythologiques et folkloriques qui sont parvenus jusqu’à nous et dont Crowley se sert pour raconter l’histoire de Dar Duchesne.

Le ramage de la corneille

Si les hommes sont obsédés par la mort, Dar Duchesne, lui, est obsédé par les hommes. D’une façon ou d’une autre, il parvient à se faire comprendre des humains auxquels il s’attache. Si les histoires sont importantes dans ce roman, le langage qui permet de raconter les histoires l’est tout autant.

Si les corneilles sont parfois capables de reproduire certains sons humains par imitation, elles ne parlent pas pour de vrai. Pourtant Dar Duchesne raconte sa vie avec moult détails et communique avec plusieurs humains. Le procédé nous est expliqué mais il n’est pas magique en soi, il nécessite un apprentissage, ou de passer par une langue tierce. Il n’est d’ailleurs pas toujours le même d’un humain à l’autre.

Crowley respecte avec beaucoup d’acuité le rendu du langage tel qu’il pourrait être utilisé par une corneille, qui a une vie très ancrée dans le présent et qui peut être empêchée de comprendre certaines notions. Son vocabulaire s’étoffe avec le temps. C’est un petit jeu que j’aime bien quand Dar Duchesne explique un concept humain avec ses mots à lui et que nous lecteur on essaie de comprendre de quoi il veut parler.

« Étrange comme la possession d’un nom vaut possession de ce qu’il désigne. Quand il apprit auprès d’elle les mots lance, charrette, pot et vache, ce qu’ils désignaient se détacha du décor environnant pour acquérir aussitôt une individualité et devenir sa propriété. »

Les humains du premier récit tiennent des bâtons en main, pas des lances. Il nous parle d’une guerre épouvantable sur le continent américain (qu’il ne nomme bien sûr jamais en tant que tel, on le comprend au travers du récit) et s’il a appris le mot bataille à force de se repaître des cadavres qui en jonchent les champs, c’est nous lecteur qui mettons le mot « Guerre de Sécession » sur son propos.

Dar Duchesne passe beaucoup de temps avec les humains mais il en passe aussi avec ses congénères. Là aussi Crowley a fait un travail d’orfèvre. Il signale dans une interview qu’il est fasciné par ces animaux, qu’il les trouve très futés. Il les connaissait déjà bien avant l’écriture de ce roman mais il s’est renseigné plus précisément. La façon dont il les fait interagir et communiquer est criante de réalisme, sans excès d’anthropomorphisme.

De cette façon, les échanges entre corneilles qui nous sont « traduits » sont très amusants à lire et on les imagine très bien se dire les choses qu’elles disent dans le roman lorsqu’elles craillent à tue-tête : des questions, des injonctions, des railleries, des remontrances. C’est vraiment chouette (oh wait).

« – Ils sont vivants et pas vivants.
-Ils sont ici et là-bas
-Ils sont là où ceux qui sont en vie ne peuvent pas aller.
-Et ne tiennent pas à aller « 
Elles éclatèrent de rire, les trois Corneilles. »

Venez écouter l’histoire des nombreuses vies de la corneille Dar Duchesne. Retrouvez en Kra, un récit multiforme avec différents niveaux de lecture, d’une richesse et d’une finesse époustouflante. Soyez touché par la précision de la plume de l’auteur à retranscrire la sensibilité d’une corneille en langage humain et à évoquer le sujet de la mort tant dans sa banalité quotidienne que dans sa conception philosophique. Mais il parle avant tout des histoires qui traversent le temps. Pensez corneille, vivez corneille, mourez corneille et renaissez grandi par cette lecture.

Le Dragon galactique

Publié le 19 mai 2021

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