Ce qui frappe, à relire ce livre, c’est l’incroyable flair narratif dont fait preuve Bordage dans sa capacité à dénicher et à construire un récit qui n’a pas vieilli d’une ride, et qui semblerait même avoir rajeuni tant l’actualité délirante nous a rappelé l’existence de choses que nous ne pensions plus possibles.

Wang - Diacritik
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Lire, on le sent, on le sait, participe de cette petite lumière, et relire Wang de Pierre Bordage n’est certainement pas l’une des choses les moins sensées à faire, au moment où tout brûle, se bombarde, agonise, où tout se sclérose et branle si atrocement que la malaise nous prend, la bile déborde, tant de nausées coincées au fond de la gorge, c’est fatiguant. Alors on profite de cette très belle réédition, reliée et cartonnée, de Wang à l’Atalante, on s’installe, on lit, et on entre dans ce que font les fictions les plus puissantes et les plus nécessaires : nous décentrer un instant du monde, nous désengorger un moment du trop plein du réel, pour errer dans les périphéries de l’imaginaire, là où les choses lévitent, sidérales – mais ensuite l’on revient, et le monde n’a pas changé, mais nous, nous avons changé – oh, un peu, si peu, trois fois rien, mais oui, quelque chose à l’intérieur semble s’être déplacé, et avec tout ce beau mouvement parfois un monde entier se met en route.

Wang : c’est donc la réédition en un seul volume d’un roman de Pierre Bordage, paru en deux livres en 1996 (l’année de naissance de votre serviteur) et 1997. Au côté de la fusée initiale des Guerriers du Silence (1993-1995), des Fables de l’Humpur (1999), et de la trilogie de l’Enjomineur (2004-2006) et La Fraternité de Panca (2007-2012), c’est l’un des grands livres du premier écrivain de science-fiction française. Et disons-le, il y a quelque chose de particulier dans ce livre : quoi, on ne sait pas – une intuition ? une réussite ? une puissance supplémentaire ? une acuité ? Quelque chose en plus ; quelque chose qui mérite qu’on le relise.

De quoi parle Wang ? Nous sommes au XXIIIe siècle ; entre l’Occident et les pays voisins, il y a un grand mur, le R.E.M., infranchissable frontière qui sépare un nouveau tiers-monde (une république sino-russe, l’Afrique et l’Amérique du Sud) d’un Occident qui se permet de trier ceux qui pourraient le rejoindre. Nous suivons le destin de Wang, fuyant les triades de la république sino-russe, franchissant le R.E.M. dans l’espoir d’un monde meilleur – mais derrière le mur, la réalité terrible prend la forme des Jeux Uchroniques Modernes : une reconstitution des grandes batailles du passé, sorte de croisement entre les jeux olympiques et les jeux du cirque roman, où les migrants sont la main d’œuvre de ces gigantesques charniers. Opérés au moment où ils passent le R.E.M, dotés d’un interrupteur vital plantés sur le front comme une étoile jaune, ils sont à la merci des occidentaux qui peuvent éteindre leur vie en appuyant sur le bon bouton. Ils n’ont d’autre choix que de combattre dans ces jeux inhumains, ou de servir de banques à organes aux occidentaux décadents repoussant la mort en se nourrissant de cette chair fraîche. Ils combattent, s’entretuent atrocement, et les occidentaux se repaissent de ce spectacle, programme de divertissement à la hauteur des goûts élevés de cette société viciée. Pour savoir ce qu’il en sera, pour savoir comment Wang pourra s’opposer à ce système – eh bien, il faudra lire la suite.

On parle souvent de talent de conteur pour caractériser Bordage, mais la vérité est qu’il est avant tout un excellent romancier populaire, de la trempe et de la caractéristique d’un Stephen King. C’est-à-dire des romanciers capables de tirer leur épingle du jeu de la narration populaire, non en la réhaussant vers ce qu’elle n’est pas, mais en exploitant au mieux ses forces, son grand entrain et son allant narratif. Là est la grande force de Bordage, sa synergie romanesque, sa capacité à déployer, à faire tenir ensemble un roman fourmillant d’idées, mais ces idées toujours inféodées à la puissance narrative d’un récit captivant par sa matière mais aussi sa manière. Le récit se distingue moins dans la complexité que dans l’emportement, c’est-à-dire sa capacité à imprimer au roman une cinétique implacable qui saisit. La force de Bordage dans ce livre, par rapport à ses autres grands romans, est peut-être d’avoir réussi à écrire un grand livre de science-fiction française – grand livre qui en même temps n’est absolument pas chauvin, puisque le récit présente bien les dangers d’un repli nationaliste et occidentale, et montre que ce grand lieu de science-fiction français se mêle d’influences étrangères, à l’image du Tao, réécrit pour la survie par grand-maman Li.

Ce qui frappe, à relire ce livre, c’est l’incroyable flair narratif dont fait preuve Bordage dans sa capacité à dénicher et à construire un récit qui n’a pas vieilli d’une ride, et qui semblerait même avoir rajeuni tant l’actualité délirante nous a rappelé l’existence de choses que nous ne pensions plus possibles. C’est bien sûr l’idée du R.E.M., ce Rideau Électro-Magnétique qui sépare les pays pauvres des pays riches, sorte de symbole de toutes les formes d’apartheids et de ghettos qui existent dans la population des hommes. Symbole politique, et fictionnel, de la manière dont l’humanité trie ses ouailles sans vergogne – problématique extrêmement sensible aujourd’hui avec les crises migratoires et les frontières relevées, et cette idée implicite et nauséabonde de trier ceux qui pourront survivre. L’autre idée capitale, ce sont ces Jeux uchroniques modernes, ces grandes batailles humaines où s’affronte une main d’œuvre de la misère pour un spectacle barbare. Cette barbarie régressive, vue comme un spectacle distrayant par ceux qui la consomment, est à l’image une consommation moderne déréglée de toutes limites. La grande force du texte c’est aussi de se faire le catalogue de toutes les formes de violence possible : corporelle, sexuelle, politique, étatique, dogmatique, toutes les dérives possibles de la violence de l’homme contre l’homme. Car la violence est toujours individualisée, incarnée par une fraction bien réelle de l’humanité, et la force du récit et de regarder ces choses-là en face.

Le roman par Bordage se déploie aussi selon une grande capacité à manier les images, à leur donner une assise symbolique pour leur faire figurer les lignes de failles qui fragilisent les sociétés modernes de l’intérieur. Son éventail est large, mais son apparente lisibilité ne doit pas faire croire qu’elle n’est pas complexe : les oppositions sont parfois manichéennes, mais cette vision du futur ne verse pas dans les bons sentiments – car elle est foncièrement pessimiste. La société occidentale est en crise, parce qu’elle est décadente et sclérosée : elle n’est que l’hypertrophie, l’hypotypose emphatique d’une société humaine dont la modernité technologique n’empêche pas les dérives. Wang rappelle alors comment la science-fiction peut être le plus engagé et le plus politique des genres littéraires – sans concession pourtant pour son grand plaisir narratif, son immersion romanesque totale. Wang nous rappelle que si le livre peut quoi que ce soit au cours du monde, que s’il peut – et veut – prétendre faire bouger quelques lignes, il le fera par son implacable réussite esthétique. Car les grandes œuvres sont celles qui sont éloquentes parce qu’elles contiennent dans leur réussite une puissance de conviction qui emporte tout. L’héroïsme, forcément prophétique et messianique de Wang, apparait alors clairement comme ce qu’il l’est : une lueur, un fanal, une bannière, petite chose infinitésimale mais glorieuse, claquée par les vents contraires, mais debout, portée haut. Image symbolique d’espoir autant que fanion d’avertissement. Car c’est bien sur les murs, non conquis mais abattus, qu’on peut hisser haut l’étendard de l’espérance – l’espérance de quoi ? l’espoir, plastique et métamorphe, se plie aux désirs de ceux qui veulent le créer.

Yann Etienne

Publié le 27 décembre 2023

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