Les Beaux et les Élus donne envie de (re)lire Fitzgerald, mais il lui fait largement honneur, et ce n’est pas un mince compliment.

Les Beaux et les Élus - Revue Chimères n°01

LES DÉMONS DE GATSBY


Gatsby le Magnifique rencontre la fantasy : un pitch si brillant qu’on se demande pourquoi personne n’y avait encore pensé ! Dans la lignée des réécritures de mythes, Nghi Vo nous propose de redécouvrir le roman culte de Francis Scott Fitzgerald depuis un autre point de vue, pour y introduire de nouveaux questionnements.
D’abord, les mêmes ingrédients d’un enivrant cocktail, familiers même si l’on n’a pas lu le roman, tant l’esthétique des années 1920 et leur luxe décadent font partie de la mémoire partagée : New York et Long Island, été 1922, alors que la guerre se termine et que la Prohibition bat son
plein ; les Années folles, pour les grands de ce monde ; les réceptions fastueuses de Jay Gatsby, jeune milliardaire au passé trouble ; son amour dévorant pour Daisy qui, des années plus tôt, a préféré épouser Tom.
Mais, tout de suite, un décalage uchronique, l’introduction du surnaturel, et d’autres possibles qui s’ouvrent dans l’histoire et l’Histoire : on boit du sang de démon, les damnés vendent leurs âmes, des magies de feu, de papier ou de fumée égaient les nuits éblouissantes.
Jordan Baker, second rôle de meilleure amie golfeuse dans le roman d’origine, devient la narratrice, et plus encore : notre guide entre deux mondes, adoptée au Tonkin par une famille influente, dans des États-Unis que menacent des lois racistes, bisexuelle dans une courte époque d’ouverture des mœurs, détentrice autodidacte du pouvoir d’insuffler la vie à des découpes de papier, au centre des secrets et des triangles amoureux.
Les deux univers s’associent parfaitement, car l’émerveillement qu’ils provoquent sous la plume virtuose de la romancière américaine est compatible et même cumulatif : les soirées rêvées, les amours pétillantes comme le champagne et profondes comme l’opium, l’enfer qui guette
comme l’ennui et les petits matins, la magnificence artificielle et éphémère. Presque à toutes les pages, des phrases laissent rêveuse. La narration alterne entre plusieurs époques, de l’enfance de Daisy et Jordan à un présent où tout semble déjà joué, en passant par les années d’avant-guerre où le drame s’est noué. De petites touches d’une grande justesse viennent nimber l’intrigue déjà connue, la fatalité en marche, d’une poignante nostalgie. Les Beaux et les Élus donne envie de (re)lire Fitzgerald, mais il lui fait largement honneur, et ce n’est pas un mince compliment.

Anne Besson

Publié le 19 septembre 2024

à propos de la même œuvre