Les Beaux et les Élus est une très belle réécriture d’un classique de la littérature mondiale. Une réécriture qui devient une œuvre à part entière et s’émancipe de son matériau de base !

Les Beaux et les Élus - Les mille mondes
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Une œuvre ne meurt jamais, elle renaît encore et encore de ses pages, de ses bobines ou de ses pixels. Au fil des époques, des remous et des révolutions, une œuvre se recycle, se transforme avec de bonnes raisons et parfois à outrance. Des cycles d’héritages parsèment inlassablement tout courant artistique et philosophique. Le dernier livre de Nghi Vo en version française, Les Beaux et les Élus (The Choosen and the Beautiful) est une formidable et douce-amère réécriture du roman culte Gatsby le Magnifique écrit par Francis Scott Fitzgerald en 1925 et entré dans le domaine public en 2021. En intégrant son héritage vietnamien à l’histoire, la réécriture de Nghi Vo offre un nouveau point de vue sur le processus de déracinement et d’exclusion. Une œuvre peut toujours se réinventer, du moment que la sincérité s’échine à rivaliser d’audace avec le talent d’écriture, et c’est bien le cas ici !

Jordan la Magnifique !

En pleines Années folles (1920 – 1929), le quotidien des Fay, Baker, Gatsby et autres nantis est synonyme de soirées décadentes, d’amours libres et de cocktails explosifs. Sans oublier les fantômes et les démons, les âmes vendues contre quelques richesses et le papier découpé qui prend vie.
Née au Tonkin (région nord du Việt Nam) puis élevée dans la haute société américaine, Jordan Baker est à la fois intégrée et exclue de la jeunesse dorée de l’ère du jazz, oscillant entre privilèges et portes fermées. Il lui reste à apprendre comment découper la parfaite clef en papier.

Être vietnamienne et queer dans le New York des Années folles

Le personnage de Jordan Baker était une protagoniste de second plan dans l’histoire originale, un détail de la grande intrigue centrée sur Gatsby et Daisy. Nghi Vo recentre le récit sur Jordan et cela change tout ou presque. Adoptée au Việt Nam par Eliza Baker dans les années 1900,  Jordan de Louisville est New-Yorkaise de cœur, golfeuse professionnelle et Vietnamienne d’origine. Le changement de nationalité de Jordan permet ainsi l’intégration de nouvelles problématiques au sein d’un livre qui se passait déjà à une époque compliquée pour les personnes en marge de la bienséance systémique qui prévaut dans le New York de l’entre-deux-guerres. Jordan ne s’attache pas à n’importe quel homme, elle est indépendante socialement et sexuellement. 

Orientation sexuelle, identité et transidentité, le queer regroupe tellement de sujets, de corps, d’alliances et les approches queer s’étalent sur déjà des dizaines d’années. A son origine, le terme « queer » renvoyait à tout ce qui était considéré comme bizarre, étrange ou « non-straight ». Aujourd’hui, les approches regroupent de nombreux sujets liés au corps, elles allient différentes tendances, elles renvoient à l’intersectionnalité, aux questions de genre et de discriminations. Un corpus qui s’étale sur des décennies, dont les écrits de Gloria Anzaldúa et de Rachele Borghi sont des bonnes entrées.

Il existe plusieurs approches queer, du queer décolonial, relatif aux  personnes minorisées à un queer transféministe. La palette est large et favorise une désorientation du corps et de l’esprit. Être ou se définir queer est un parcours de vie qu’il peut être facile ou difficile d’entreprendre, cela dépend de nombreux facteurs tels le milieu social, mais aussi l’environnement familial et amical. S’il être queer est encore une véritable « étrangeté » parmi l’hétéronormativité de notre société contemporaine, que dire de celle du New York des années 1920. Gatsby a su créer un espace de libertés au sein de sa villa de Long Island mais à quel prix, est-ce une véritable utopie queer, une porte vers l’enfer ou alors un peu des deux.

Jordan se définit comme étrange et marginale au milieu d’une société beaucoup trop normée à son goût. Jordan est adepte du polyamour et embrasse la bisexualité sans complexes ni honte. Nghi Vo, qui se définit comme queer offre ici le premier rôle à une marginale de la « grande » société blanche new-yorkaise. Jordan est habituée aux insultes racistes et aux clichés redondants dus à son statut non normatif, mais être habituée ne signifie pas être d’accord ou l’accepter. Elle n’a pas peur d’exprimer sa désapprobation ou de s’afficher publiquement.

Le réalisme magique et le real maravilloso

Cette magnifique et enivrante réinterprétation de Gatsby met en avant un surnaturel naturalisé, un réalisme teinté de merveilleux, de démons, de sorciers, de diablotins et de boissons démoniaques. L’œuvre peut définitivement être rattachée au genre du réalisme magique, né en 1928 et à différencier de la fantasy, en cela que l’irrationnel est rationnel, mais peut tout de même surprendre et attiser la curiosité et les envies.  Il est ainsi parfaitement naturel de boire du sang de démon, de vendre son âme et de voir des fantômes.

S’il serait vain de vouloir catégoriser et enfermer cette œuvre queer dans un seul genre, nous pouvons quand même lui accorder sa part de fantastique, son réalisme magique et son real maravilloso («réalisme merveilleux»). Ces deux réalismes, semblables mais différents, sont liés par un processus de décolonisation de la pensée. Le terme de « réalisme magique » provient de l’Europe tandis que le « réalisme merveilleux », on le doit Alejo Carpentier, écrivain cubain. C’est lors d’un voyage à Haïti qu’Alejo éprouve le besoin d’inventer ce terme pour définir les nouvelles émotions dont il fait l’expérience. Haïti a été une des premières colonies à rejeter la brutalité des empires coloniaux, ouvrant la voie aux décolonisations qui ont eu lieu durant le reste des XIXe et XXe siècles.

Le livre ne vous prend pas par la main, il vous happe et vous amène vers des terres étranges. Respectant sa généalogie du réalisme magique, l’œuvre ne fournit pas d’explications sur la magie des Beaux et des Élus, mais cela ne gêne pas la lecture tant la prose de Nghi Vo est cinglante, lyrique, mais aussi désabusée. Ce tourbillon de sensations contraires donne toute sa singularité à cette lecture. Jordan se cherche dans un New York en proie à la prohibition, elle resplendit quand elle danse et vit sous les sons des célébrations provenant des speakeasy les plus secrets. Absolument rien ne lui fait peur, mais est-ce que quelque chose la satisfait vraiment ? A l’aise au sein d’un monde qui ne lui ressemble pas, mais perdue face à des origines qu’elle rejette autant qu’elles l’attirent. Voilà toute la beauté de cette réécriture : une transposition d’une histoire culte dans une réalité magique et un décentrement qui fait la part belle à une sexualité libérée et consentie.

Certains écrits sur le réalisme magique insistent sur le fait qu’un des points communs entre toutes les fictions est « le sentiment d’une culture perdue, dominée, à réhabiliter face à l’imposition d’une culture dominante ». Au milieu de sa famille d’adoption et de la bourgeoisie urbaine huppée, Jordan se sent unique, visible, mais aussi écrasée à cause de son origine.

Le Viêt Nam à l’honneur dans les écrits de Nghi Vo

Ce n’est pas la première fois que Nghi Vo implémente quelques artefacts culturels et linguistiques vietnamiens au sein de ses œuvres. Nous pouvons citer ici les multiples références dans sa série des Archives des Collines-Chantantes parue aussi chez l’Atalante dans la collection la Dentelle du Cygne. De la fantasy des Archives au réalisme magique des Beaux et des Élus, toutes ses œuvres sont imprégnées de son vécu féministe, queer et de sa double culture vietnamienne et états-unienne. [...]

Publié le 26 septembre 2024

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