Au départ, il y avait Gatsby le magnifique, roman de Scott Fitzgerald publié en 1925 et devenu depuis un des grands classiques américains, encore adapté en 2013 par Baz Luhrmann en une version tellement tape-à-l’œil qu’elle en frôlait le contresens, et tombé dans le domaine public il y a trois ans. Faut-il en rappeler l’argument ? Dans le New York des années folles, un énigmatique milliardaire, Jay Gatsby, organise à Long Island de somptueuses fêtes et suscite des foules d’interrogation. C’est au cours d’une de ces fêtes qu’il va tomber amoureux d’une jeune femme mariée, Daisy, amour qui l’entraînera vers la mort…
Onze ans après ce dernier film, c’est à une autre forme d’adaptation que se prête Gatsby. Nghi Vo, autrice quadragénaire de l’Illinois, très remarquée pour une série de fantasy, "les Archives des collines chantantes", a décidé de l’accommoder à une sauce à la fois fantasy et féministe. Phénomène de mode ? Sans doute un peu : 1984 vient de subir le même traitement avec le Julia de Sandra Newman (Robert Laffont), qui fait raconter le célèbre univers d’Orwell par la maîtresse de Winston Smith.
Compromissions et cynisme
Là, c’est un personnage secondaire du roman d’origine qui prend la première place. Jordan Baker, meilleure amie de Daisy, le grand amour de Gatsby, et compagne ambiguë de Nick Carraway, narrateur du roman.
Comme chez Fitzgerald, Jordan assiste à la rencontre entre Gatsby, Daisy, Tom, son mari, et Nick. Comme chez Fitzgerald, elle balance entre les compromissions, le cynisme et le besoin de s’engager. Mais, à l’inverse du livre où elle ne fait que passer, elle mène ici le jeu avec des atouts qui flirtent avec la magie.
C’est là que le roman de Nghi Vo justifie sa présence dans cette rubrique, par l’irruption dans les fêtes de cette génération perdue chère à Gertrude Stein et Hemingway de divers éléments surnaturels : un train qui part de Manhattan pour aboutir aux enfers, une boisson démoniaque qui provoque des effets troublants et des créatures de papier qui prennent vie une fois découpées.
Pincé entre mes doigts fins, le lion de papier se mit à frissonner comme sous une brise. Il se tortilla, il dansa, et bientôt ses quatre pattes découpées commencèrent à pédaler dans l’air, à le baratter pour y trouver prise, et l’animal se dressa sur ses postérieurs pour me griffer le poignet.
Vendre son âme au diable y prend un sens beaucoup plus littéral et le mystère de Gatsby rejoint celui de Faust. Mais ce passage du réel au fantastique se fait à pas feutrés, sans outrance, comme s’il était parfaitement naturel.
Se mettre sous le parrainage d’un titre aussi célébré amène bien sûr à mettre la barre haut en termes d’écriture. Nghi Vo réussit à donner un aperçu du monde de Fitzgerald sans pour autant tomber dans le pastiche. Son double changement de perspective, aussi bien quant au personnage principal que quant à l’introduction d’une note fantastique, offre suffisamment de richesses pour que son roman existe ailleurs que dans la compétition.
Hubert Prolongeau
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