La morale du roman satisfait le plaisir enfantin de savoir qu'on peut vivre dans les histoires comme dans une maison, et offrir aux autres l'abri fragile d'un conte bâti en commun. Ce n'est pas le moindre attrait de cette fantasy décidément bien atypique.

Entre les méandres - Bifrost n°113

Entre les méandres commence dans une taverne, au milieu d'une bagarre. Un mineur jouant les gros bras est balayé par une fille mince comme le roseau. L'adelphe Chih et l'oiseau Presque-Brillante assistent à la leçon, médusés. La huppe, qui possède une mémoire infaillible, en est certaine : ce style est celui d'une école de kung-fu réputée disparue. L'adrénaline tombe d'un coup, mais pas l'intérêt de l'adelphe. Pour enrichir les archives des Collines-Chantantes, toute histoire est bonne à prendre. Chih hésite à peine quand la combattante et sa sœur jurée lui proposent de faire un bout de chemin ensemble. Un couple de nobles du cru leur sert de guide, tandis que les méandres du fleuve Huan – tels les anneaux d'un python – se resserrent autour d'eux. Le voyage n'est pas sans risque ni sans attrait, car si la région grouille de dangers bien réels, tels ces bandits de grand chemin qui revendiquent l'héritage d'une ancienne secte de détrousseurs et d'assassins, elle est aussi un terreau pour l'imagination, d'où a poussé tout un corpus de récits de héros et de fantômes, d'amour et de mort, dont l'archiviste, évidemment, fait son miel – tout en jouant à se faire peur. Descendre le long du fleuve, c'est donc aussi remonter, strate après strate, les souvenirs d'un passé violent où se devine, derrière les drames individuels, le destin agité d'un empire. Mais ce temps, de même que les légendes et les mystères qui l'accompagnent, est-il seulement révolu ? Le roman fonctionne sur une ambiguïté majeure : dans les témoignages qui recueillent l'archiviste et la huppe. Les vestiges mis à jour, quelle est la part de l'authentique, de l'invention ou encore de l'imitation ? D'autant qu'au sein même du petit groupe de voyageurs, on ne peut jamais écarter l'hypothèse d'une interchangeabilité entre les figures du présent et le casting de héros anciens peuplant l'esprit fiévreux de Chih...

Comme les opus précédents du cycle, le livre restitue l'atmosphère d'une Chine antique fantasmée, avec des paysages et des personnages délicatement contrastés dignes d'une estampe. Nghi Vo y poursuit son questionnement sur la perception de la vérité dans un monde où les êtres comme les histoires sont soumis à d'incessantes métamorphoses et réinventions. Où les méandres du titre, donc, sont ceux de la parole, de la mémoire collective, de l'identité.

C'est aussi un livre de kung-fu. Entre deux pauses cérébrales, il y a quelques belles scènes de combat, vécues ou racontées. Le climax étant atteint dans une attaque frontale contre les séides de la Main creuse – la secte de méchants détrousseurs revenue d'entre les morts. Dans cette maestria de prises et d'envolées "entre gens qui ne se battaient pas comme des gens, mais qui étaient plutôt ce dont sont façonnées les légendes", la frêle autorité de guide spirituelle et d'historienne de Chih s'avère rien moins qu'incertaine... La morale du roman satisfait le plaisir enfantin de savoir qu'on peut vivre dans les histoires comme dans une maison, et offrir aux autres l'abri fragile d'un conte bâti en commun. Ce n'est pas le moindre attrait de cette fantasy décidément bien atypique.

Sam Lermite

Publié le 26 janvier 2024

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