Prolongement rêvé aux productions populaires de l'entre-deux-guerres, La Brigade chimérique dessine un monde où tout se tient. Difficile de présenter cette série, aujourd'hui à son quatrième tome: et même au départ, on n'y comprend pas grand chose. On se figurait grosso modo que l'idée était fort originale (des justiciers bien de chez nous à la veille de la Seconde Guerre Mondiale), mais que sa réalisation était malaisée. Notamment, l'excès de petites cases et de grandes figures (de littérature populaire en histoire littéraire: André Breton sous une affiche du Nyctalope) pouvait signaler la bande dessinée un poil trop cultivée pour être honnête. On se trompait: le charme met un peu de temps à agir, mais il est profond.  Il tient d'abord aux racines de La Brigade... qui s'enfoncent assez loin. Le romancier Serge Lehman, ici scénariste (avec Fabrice Colin, est parti d'un étonnement: pourquoi l'Europe occidentale n'a-t-elle pas produit de super-héros? "Quelque chose "manque" dans notre imaginaire, sans qu'on puisse dire quoi exactement": ce quelque chose fut pourtant tout près d'exister, en témoignent les aventuriers des feuilletonistes qu'un coup de pouce aurait pu hisser jusqu'aux exploits de leurs confrères américains. En témoignent encore quelques romans oubliés, tel, en 1919, L'homme chimérique de George Spad(?): dans les tranchées, le lieutenant de Séverac, pris entre les gaz allemands et les rayons X de son unité de radiologie, se trouve "remplacé" par quatre personnages, les Chimériques.En 1934, l'éditeur annonce une suite: "Dans l'Europe en état de guerre civile larvaire, une nouvelle génération de surhommes travaille au contrôle de la foule (...) c'est au centre que se dresse le plus grand ennemi de la liberté, le maître du crime légal et de l'hypnosede masse. MABUSE! Ce nom seul fait trembler et gémir sur tous le continent... Sauf à Paris. Dans les salles secrètes de l'Institut du Radium, la riposte se prépare. Réservez dès maintenant auprès de votre libraire La Brigade Chimérique contre Mabuse." La suite ne paraîtra pas, ou du moins ne paraît qu'aujourd'hui. Ses concepteurs sont fidèles à la bande-annonce de 34, dans la distribution des rôles, dans le trait souvent expressionniste (Mabuse oblige), et dans l'esprit finalement si profond: l'Histoire se projette ici sur les intrigues ou mieux encore, les fictions sont rendues à leur très grande et très mystérieuse force. En ce sens, on reste soufflé par l'ampleur remarquable, du point de vue  du texte comme de l'inventivité graphique (Gess), des dernières pages de ce volume: les gargouilles deviennent officiers allemands et Gregor Samsa dévoile les étapes de la solution finale - que vient-il faire dans cette galère? Le site consacré à notre bande-dessinée rappelle que Kafka, pour présenter le héros de La Métamorphose, use du terme même qu'emploiera Hitler pour désigner les Juifs - ungeziefer, vermine."Cette institution d'une énigme latente, déposée dans la littérature et le cinéma européen des années 20-30, d'une jonction entre les mots, les images, les symboles aussi dévastratrice que le dévoiement nazi du thème du surhomme, est l'émotion qui a donné forme à La Brigade Chimérique." Gilles Magniont - Le matricule des anges, avril 2010

Gess, Lehman, Colin, Brissonneau - La Brigade chimérique IV - Le matricule des anges

Prolongement rêvé aux productions populaires de l'entre-deux-guerres, La Brigade chimérique dessine un monde où tout se tient.

Difficile de présenter cette série, aujourd'hui à son quatrième tome: et même au départ, on n'y comprend pas grand chose. On se figurait grosso modo que l'idée était fort originale (des justiciers bien de chez nous à la veille de la Seconde Guerre Mondiale), mais que sa réalisation était malaisée. Notamment, l'excès de petites cases et de grandes figures (de littérature populaire en histoire littéraire: André Breton sous une affiche du Nyctalope) pouvait signaler la bande dessinée un poil trop cultivée pour être honnête. On se trompait: le charme met un peu de temps à agir, mais il est profond. 

Il tient d'abord aux racines de La Brigade... qui s'enfoncent assez loin. Le romancier Serge Lehman, ici scénariste (avec Fabrice Colin, est parti d'un étonnement: pourquoi l'Europe occidentale n'a-t-elle pas produit de super-héros? "Quelque chose "manque" dans notre imaginaire, sans qu'on puisse dire quoi exactement": ce quelque chose fut pourtant tout près d'exister, en témoignent les aventuriers des feuilletonistes qu'un coup de pouce aurait pu hisser jusqu'aux exploits de leurs confrères américains. En témoignent encore quelques romans oubliés, tel, en 1919, L'homme chimérique de George Spad(?): dans les tranchées, le lieutenant de Séverac, pris entre les gaz allemands et les rayons X de son unité de radiologie, se trouve "remplacé" par quatre personnages, les Chimériques.En 1934, l'éditeur annonce une suite: "Dans l'Europe en état de guerre civile larvaire, une nouvelle génération de surhommes travaille au contrôle de la foule (...) c'est au centre que se dresse le plus grand ennemi de la liberté, le maître du crime légal et de l'hypnosede masse. MABUSE! Ce nom seul fait trembler et gémir sur tous le continent... Sauf à Paris. Dans les salles secrètes de l'Institut du Radium, la riposte se prépare. Réservez dès maintenant auprès de votre libraire La Brigade Chimérique contre Mabuse."

La suite ne paraîtra pas, ou du moins ne paraît qu'aujourd'hui. Ses concepteurs sont fidèles à la bande-annonce de 34, dans la distribution des rôles, dans le trait souvent expressionniste (Mabuse oblige), et dans l'esprit finalement si profond: l'Histoire se projette ici sur les intrigues ou mieux encore, les fictions sont rendues à leur très grande et très mystérieuse force. En ce sens, on reste soufflé par l'ampleur remarquable, du point de vue  du texte comme de l'inventivité graphique (Gess), des dernières pages de ce volume: les gargouilles deviennent officiers allemands et Gregor Samsa dévoile les étapes de la solution finale - que vient-il faire dans cette galère? Le site consacré à notre bande-dessinée rappelle que Kafka, pour présenter le héros de La Métamorphose, use du terme même qu'emploiera Hitler pour désigner les Juifs - ungeziefer, vermine."Cette institution d'une énigme latente, déposée dans la littérature et le cinéma européen des années 20-30, d'une jonction entre les mots, les images, les symboles aussi dévastratrice que le dévoiement nazi du thème du surhomme, est l'émotion qui a donné forme à La Brigade Chimérique."

Gilles Magniont - Le matricule des anges, avril 2010

Publié le 26 avril 2010

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