Des milliards de tapis de cheveux culmine en un un vertigineux questionnement sur le contrôle social comme sur le pouvoir des récits et des mythologies.

Des milliards de tapis de cheveux - Charybde27
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À la fois galactique et quasiment médiévale, une incroyable fable anthropologique sur le pouvoir, le récit et le mythe.

Sur cette planète, la profession la plus importante est celle de tisseur : consacrant presque toute leur vie à confectionner un unique tapis, à partir des cheveux de leurs femmes et de leurs filles, ils le vendent le jour venu au marchand mandaté par l’Empereur, et lèguent la somme coquette qu’ils en retirent à leur fils, nécessairement unique, qui utilisera ce pécule pour entretenir sa future famille, pendant qu’il se consacrera à son tour à cette tâche quasiment sacrée.
Mais cette partie de l’Empire, située si loin à l’écart des grandes routes spatiales, ne serait-elle pas quelque peu oubliée ? Et cette planète est-elle vraiment la seule à consacrer ainsi son énergie à confectionner inlassablement ces tapis de cheveux ? Derrière les bribes d’existence corrélées, une vaste enquête galactique est prête à prendre forme.

En quelques phrases débutant son premier roman, « Des milliards de tapis de cheveux », publié en 1995, l’Allemand Andreas Eschbach plante un décor et un propos absolument inoubliables. Transformant au fil des pages ce qui se présente d’abord comme une discrète série de nouvelles reliées par un mince fil conducteur en un formidable roman mêlant intimement le décor, si classique dans la science-fiction de l’âge d’or et d’après, de l’empire galactique, et celui, tout nimbé d’une forme subtilement anthropologie que ne renieraient ni Ursula K. Le Guin ni Angelica Gorodischer (son grand « Kalpa Impérial » de 1984 n’est pas si loin), d’une société féodale légèrement post-médiévale engoncée dans un rigide système d’obligations et de traditions. Sous nos yeux d’abord quelque peu incrédules, ce tapis baroque et déjà discrètement flamboyant, coulé au rythme des caravanes blindées annuelles, se décante en une étonnante fable sur le pouvoir, sur la démocratie, sur l’ennui et sur la vengeance, en une rare inventivité. Et non content de cette mutation progressive, « Des milliards de tapis de cheveux » culmine en un un vertigineux questionnement sur le contrôle social comme sur le pouvoir des récits et des mythologies, des justifications fondatrices et des traditions soigneusement transmises, pour le meilleur et pour le pire.

Traduit en français en 1999 par Claire Duval chez L’Atalante, couronné d’emblée par le Grand prix de la Science-fiction allemande en 1996, puis par le Grand Prix français de l’Imaginaire en 2001, traduit depuis en plus de vingt langues (en anglais en 2005), « Des milliards de tapis à cheveux » joue à merveille de la structure rusée du recueil de nouvelles « formant roman », chaque voix supplémentaire ajoutée à l’édifice qui se construit sous nos yeux venant ouvrir une nouvelle tonalité ou une nouvelle perspective, dégageant un récit d’ensemble convergeant vers une forme d’apothéose et de révélation (on songera peut-être ainsi au grand « Demain les chiens » de Clifford D. Simak, au « Kalpa Impérial » d’Angelica Gorodischer déjà cité ci-dessus, ou encore aux « Dernières nouvelles d’Œsthrénie » d’Anne-Sylvie Salzman). Première tentative d’un écrivain qui s’est révélé passionnant tout au long de sa carrière, ce roman qui ne dit pas tout de suite son nom véritable était un véritable coup de maître.

Publié le 30 novembre 2022

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