Orson Scott Card, que l'on connaît déjà, entre autres, pour ses "Chroniques d'Alvin le Faiseur" et les aventures d'Ender, entame un nouveau cycle, "Les mages de Westil", dont La Porte perdue (L'Atalante) est le premier volume.
Nous sommes à nouveau plongés dans l'univers d'une famille dysfonctionnelle, celle des North, des "white trash" typiques d'un patelin du fin fonds de la Virginie profonde, sauf que les North sont les descendants des anciens dieux nordiques, en pleine dégénérescence et réfugiés en Amérique pour sauver leur peau. En effet, tous les dieux sont déchus et survivent à grand peine car, originaires d'une planète nommée Westil, leurs pouvoirs décroissent et ne peuvent être régénérés par le passage des portes dimensionnelles avec leur monde, le dernier des Loki les ayant toutes fermées quinze cents ans auparavant. D'où la haine tenace qui poursuit les North, tenus pour responsables, et pour les portemages, seuls à pouvoir ouvrir des portes, car chaque membre d'une famille a un don (ou une affinité) pour un type de magie ou même n'en a aucun - il est alors un drekka, le dernier des derniers. C'est malheureusement le cas de Danny North, jeune garçon de treize ans à la langue bien pendue, ce qui l'a transformé en souffre-douleur de tous ses cousins, d'autant plus qu'il est le fils unique des deux mages les plus puissants de sa famille. Quand, finalement, et c'est le début du roman, Danny n'en peut plus, il s'enfuit et va ainsi découvrir qu'il est détenteur du don le plus rare: il peut ouvrir des portes. Nous allons le suivre dans ses aventures picaresques, réinventant les techniques pour utiliser son don, rencontrant des personnages hauts en couleurs appartenant à l'"underground" westilien - les orphelins, ces mages qui ne supportaient plus de vivre dans des familles et se sont fondus dans la masse humaine -, faisant l'apprentissage de la vie en société et de la cohabitation avec les somnifrères (les humains normaux). Il va apprendre à se maîtriser et à essayer de vivre comme un adolescent moyen (aller au lycée, conduire une voiture, avoir une petite copine).
En parallèle, Card nous fait découvrir la manière dont Westil a évolué - ou stagné -, pendant ces années de coupure avec la Terre : dans le royaume de Glacegèvre, "l'homme dans l'arbre" (prisonnier à l'intérieur d'un tronc depuis des temps immémoriaux) est sorti de sa prison et se rend au château où il est un miséreux parmi les domestiques. Mais Boulette, car tel est son surnom, est un portemage puissant qui semble avoir oublié tout de sa vie antérieure tout en poursuivant ses propres desseins tortueux.
Les vies de Danny et de Boulette sont naturellement appelées à interférer l'une avec l'autre, après de nombreuses péripéties, souvent décrites avec humour: les scènes de "mooning" de Danny (une tradition bien américaine de montrer ses fesses en public) sont hilarantes, surtout de la manière dont Danny le fait (en prise directe avec la peur panique d'une accusation de pédophilie, si courante aujourd'hui).
Tout le talent de l'auteur réside dans son utilisation de la psychologie d'ex-dieux en pleine déliquescence face à un monde qui change très vite et auquel ils ne sont plus adaptés (sauf les Grecs, richissimes car ils se sont reconvertis dans l'armement naval, avoir Poséïdon à ses côtés cela aide...), de celle d'un adolescent surdoué et difficile à contrôler mais quelque part très humain. Et nous nous prenons au jeu de la réponse à la grande question: pourquoi Loki a-t-il scellé toutes les portes entre les deux mondes ? Est-ce par compassion pour les humains ou s'agit-il du dernier de ses mauvais tours à l'égard des Westiliens dans un dessein que lui seul connaît ?
Cette nouvelle saga est passionnante à lire et se termine sur un "cliff hanger" qui nous donne envie de découvrir la suite très vite.
J'ajouterai que le traducteur, Jean-Daniel Brèque, a fait un très beau travail, rendant tout l'humour de l'auteur et traduisant par des néologismes fort bien trouvés la palette des pouvoirs magiques des descendants des Westiliens coincés chez nous.
Jean-Luc Rivera