L'Homme truqué est un pur régal pour l'amateur à la fois du roman d'origine (dont il est une relecture respectueuse) et de l'univers développé en filigrane dans la Brigade chimérique. Il est d'ailleurs à noter que Serge Lehman suit ici une certaine logique : ainsi, si la Brigade chimérique était le point final de l'histoire des surhommes européens, l'Homme truqué en est en quelque sorte le commencement. En effet, si le Nyctalope semble déjà oeuvrer depuis quelques temps, Marie Curie revient à peine de la Grande Guerre et accueille les premières victimes de la superscience dans son Institut ; l'Homme truqué est le premier surhomme à y être recruté. Nous sommes en 1919, vingt ans avant que l'Anti-être ne remporte (temporairement) la victoire sur l'imaginaire merveilleux-scientifique, et bien que les prodiges de la superscience ne soient pas tout à fait inédits, l'âge d'or des surhommes débute à peine. Après nous avoir narré la fin de l'histoire, Lehman et Gess reviennent donc au commencement et encadrent ainsi leur Hypermonde avec deux solides bornes entre lesquelles l'univers pourra continuer à se développer de façon cohérente maintenant que les fondamentaux (thématiques, narratifs, chronologiques) en ont été posés. Nul doute que de nombreuses autres histoires sont encore à raconter durant ces deux décennies ! (d'ailleurs, au détour d'un dialogue entre Maurice Renard et Rosny Aîné, on peut prédire qui sera le protagoniste du prochain album - et c'est fort alléchant !)
Le scénario de l'Homme truqué est une belle réussite. Ici, l'ambition n'est donc plus d'apporter une réponse symbolique (quasi psychanalytique) à la dramatique carence de l'Europe en matière d'imaginaire super-héroïque, mais bien de se ré-emparer sans complexe du courant merveilleux-scientifique et de ses dieux et héros pour raconter (ou re-raconter) les fabuleuses aventures qui émerveillaient les lecteurs et spectateurs de l'époque - bref, s'approprier cet héritage, le dépoussiérer un peu, le moderniser même afin de recréer cet enchantement à destination du lecteur, du spectateur d'aujourd'hui. Pour ce faire, Serge Lehman marche donc dans les pas de Maurice Renard et met en scène un surhomme touchant et atypique. Considéré comme un monstre (même par lui-même), il est traqué en tant que tel et la première partie de l'album nous montre comment le Nyctalope et Marie Curie vont le capturer et tenter de le ramener à la vie civile - dans une débauche de péripéties bien superscientifiques ! Agents du CID, stratogyres, halo supernoir : rien ne manque de la panoplie habituelle de Léo Saint Clair et on peut y ajouter la vision électrique de l'Homme truqué, qui fait de lui un adversaire redoutable même face à quelqu'un capable de voir dans l'obscurité la plus totale...
Maurice Renard est lui-même également convoqué dans le récit - selon la logique mise en place dans la Brigade chimérique où les auteurs de romans scientifiques devenaient les biographes des personnages qu'ils avaient inventés. Ce sont d'ailleurs les actions de ce duo - Jean Lebris et son futur hagiographe - qui sont le moteur de la seconde partie du récit, dans laquelle Serge Lehman a l'intelligence de recycler un autre roman de Maurice Renard (le Péril bleu) afin d'injecter dans son histoire une menace que seul l'Homme truqué peut déjouer grâce à son don. Une façon élégante de chimériser l'œuvre d'un auteur majeur du courant merveilleux-scientifique : bel hommage en même temps qu'idée brillante pour relancer l'action et permettre à Jean Lebris d'achever son périple initiatique. De monstre rejeté, il devient héros populaire - le premier surhomme issu de la Grande Guerre à accepter son destin, ouvrant la voie pour les suivants.
La partie graphique de l'Homme truqué est un véritable enchantement - et je pèse mes mots. Gardant le dynamisme (fortement inspiré du comic-book) qu'il avait su insuffler dans la Brigade chimérique, Gess affine encore son trait ici pour nous livrer des planches d'une virtuosité ébouriffante. Aussi à l'aise dans le drame et l'introspection (parvenant à créer l'empathie pour un personnage dont la moitié du visage - dont les yeux - est dissimulée derrière un complexe appareillage) que dans l'action feuilletonesque (mettant en scène une action cinématographique en diable grâce à un sens du découpage sans faille), il apporte une finesse inédite à son style - et la mise en couleur achève de sublimer le tout. Le grand défi de cet album était également de nous faire comprendre la vision électrique de l'Homme truqué : pari gagné grâce au choix d'une vision subjective sur plusieurs cases, nous montrant la façon dont Jean Lebris perçoit le monde (il discerne l'activité électrique et voit ainsi les êtres vivants comme des amas d'impulsions énergétiques) de façon à la fois évocatrice et poétique.
Une excellente histoire et un dessin superbe font donc de l'Homme truqué une totale réussite, car au plaisir de lire une aussi bonne bande dessinée s'ajoute celui de retrouver un univers familier - mais différent, du fait du décalage temporel (on assiste au début de l'âge des surhommes européens). Ici, le Nyctalope est encore jeune et svelte - et bien plus sympathique que dans la Brigade chimérique. Voir Marie Curie en action est également jouissif. Ajoutons que la Brigade chimérique elle-même fait une apparition remarquée et vous comprendrez que le fan de l'oeuvre d'origine se trouve comblé par cet album - qui n'a finalement qu'un seul défaut : il est trop court et nous donne envie d'encore plus d'aventures chimérques. (...)
Rom1