Avec « L’Entité 0247 », Patrick Lee nous propose un thriller à l’écriture purement fonctionnelle : les descriptions sont succinctes, les personnages dotés du minimum d’épaisseur psychologique pour s’intégrer dans l’action. L’auteur a donc fait le choix de privilégier la tension, le rythme, et les couches successives de mystère. En confinant son action dans un format de trois cents pages là où bien des auteurs l’auraient diluée pour en faire un énorme thriller, il a su conserver la densité de son intrigue et éviter tout temps mort. Malgré ce rythme tendu, le roman s’affine au fil des pages et révèle une intrigue plus retorse que les premiers chapitres ne le laissaient deviner. En effet, si le premier tiers du volume fait craindre une trame de type scénario hollywoodien, avec ses habituelles lacunes, incohérences, et scènes que rien, sinon le besoin gratuit de spectaculaire, ne vient justifier, la plupart de ces éléments seront revus les uns après les autres comme posant question non pas au lecteur, mais aux protagonistes eux-mêmes. Car ce récit n’est rien d’autre qu’un machiavélique affrontement d’échecs, une partie aux enjeux planétaires dont on ignore jusqu’au bout qui – de l’artefact, du transfuge, ou d’un tiers invisible – manipule les pièces opposées, et où les hypothèses logiques s’affrontent tout autant que les joueurs.   Force est d’admettre que le rythme ne baisse pas, que les péripéties abondent, et que certaines scènes – le mémorable assaut du 7, Theaterstrasse – même si elles lorgnent à l’évidence vers l’adaptation cinématographique, atteignent une certaine envergure. Péripéties, donc, mais pas seulement. Car, au cœur même de l’action, les protagonistes vont se heurter à une question métaphysique qui n’est autre que celle à laquelle étaient confrontés les héros de Frédéric Delmeulle dans son diptyque temporel des naufragés de l’entropie, «·La Parallèle Vertov·» et «·Les Manuscrits de Kinnereth·». Une théorie qu’échafauda l’astronome et mathématicien français Simon de Laplace (1749-1827), en faisant l’hypothèse d’un être omniscient qui, connaissant jusqu’à la position du moindre atome dans l’univers, serait par voie de conséquence capable de prédire l’avenir. «·Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux·» écrivait le Marquis de Laplace en 1814 dans son «·Essai philosophique sur les probabilités·».   Si un tel être existait, serait-il possible de faire mentir ses prédictions, et, ce faisant, d’échapper à son emprise·? L’omniscience de cet être ne le rendrait-il pas également capable de prévoir où, quand, et comment l’on tenterait d’adopter un comportement contraire à celui qu’il anticipe·? Cette question théorique prend ici tout son sens, car l’Entité 0247 de Patrick Lee, si elle est aussi autre chose, est avant tout, sous la forme d’un artefact technologique, une matérialisation de ce fameux Démon de Laplace. On peut retourner le paradoxe dans tous les sens et multiplier à l’infini les boucles logiques sans jamais pouvoir conclure. Frédéric Delmeulle avait parfaitement compris à quel point cette question philosophique venait s’intégrer dans la thématique des voyages temporels. Car échapper au démon de Laplace, c’est rendre caduque la connaissance de l’avenir. Or, s’il est réellement possible de prédire l’avenir, celui-ci est figé et nul ne peut le changer.   Les amateurs de genre reconnaîtront ici la version en miroir, sur l’axe chronologique, du fameux «·paradoxe du grand-père·», ou d’autres paradoxes souvent discutés dans les récits de voyage temporel. Et ce n’est nullement par hasard si ce fameux paradoxe finit par apparaître, sous forme de discussion, dans les derniers chapitres de « L’Entité 0247 ». En admettant l’hypothèse déterministe et celle d’un temps figé – futur inéluctable et passé inéluctable – comment ne pas sombrer dans le fatalisme·? Mais n’oublions que nous sommes avant tout dans un récit d’action : tout comme Child Kachoudas, le héros de Frédéric Delmeulle, nos protagonistes ne semblent aucunement disposés à baisser les bras.   Bien que décliné essentiellement sous son aspect musclé, «·L’Entité 0247·» n’est donc pas un roman dépourvu de réflexion. Si l’action prime, la trame est suffisamment subtile pour lui permettre de sortir des ornières habituelles du simple thriller, fût-il d’anticipation. Même si cet aspect logique et philosophique n’est pas développé à un point tel que l’on puisse qualifier ce roman de suspense métaphysique, même si les thématiques qu’il développe ne sont pas fondamentalement novatrices, l’auteur sait terminer son récit sur de nouvelles interrogations et redistribuer les cartes en une donne différente, à un niveau de complexité supérieure. C’est dire que le lecteur dont les neurones se seront mis en branle au fil des chapitres ne refermera pas le volume dans une douce satiété intellectuelle, mais avec l’encéphale en définitive réactivé. Fin ouverte, donc, fin stimulante qui, une fois les dernières pages tournées, laisse l’amateur de genre absorbé dans un changement de paradigme, occupé à démêler une autre trame, à imaginer une autre intrigue. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre – comme si la chose était inéluctable, et sans doute l’était-elle – que Patrick Lee a publié outre-Atlantique un roman intitulé «·Ghost Country·», mettant de nouveau en scène Travis Chase et Paige Campbell. Nul doute que les éditions l’Atalante, qui ont eu l’heureuse idée d’inscrire «·L’Entité 0247·» à leur catalogue, ne manqueront pas d’y ajouter ce second roman dans un bref avenir.   Alaric Mythologica

Lee - Entité 0247 - Mythologica
Avec « L’Entité 0247 », Patrick Lee nous propose un thriller à l’écriture purement fonctionnelle : les descriptions sont succinctes, les personnages dotés du minimum d’épaisseur psychologique pour s’intégrer dans l’action. L’auteur a donc fait le choix de privilégier la tension, le rythme, et les couches successives de mystère. En confinant son action dans un format de trois cents pages là où bien des auteurs l’auraient diluée pour en faire un énorme thriller, il a su conserver la densité de son intrigue et éviter tout temps mort. Malgré ce rythme tendu, le roman s’affine au fil des pages et révèle une intrigue plus retorse que les premiers chapitres ne le laissaient deviner.

En effet, si le premier tiers du volume fait craindre une trame de type scénario hollywoodien, avec ses habituelles lacunes, incohérences, et scènes que rien, sinon le besoin gratuit de spectaculaire, ne vient justifier, la plupart de ces éléments seront revus les uns après les autres comme posant question non pas au lecteur, mais aux protagonistes eux-mêmes. Car ce récit n’est rien d’autre qu’un machiavélique affrontement d’échecs, une partie aux enjeux planétaires dont on ignore jusqu’au bout qui – de l’artefact, du transfuge, ou d’un tiers invisible – manipule les pièces opposées, et où les hypothèses logiques s’affrontent tout autant que les joueurs.
 
Force est d’admettre que le rythme ne baisse pas, que les péripéties abondent, et que certaines scènes – le mémorable assaut du 7, Theaterstrasse – même si elles lorgnent à l’évidence vers l’adaptation cinématographique, atteignent une certaine envergure. Péripéties, donc, mais pas seulement. Car, au cœur même de l’action, les protagonistes vont se heurter à une question métaphysique qui n’est autre que celle à laquelle étaient confrontés les héros de Frédéric Delmeulle dans son diptyque temporel des naufragés de l’entropie, «·La Parallèle Vertov·» et «·Les Manuscrits de Kinnereth·». Une théorie qu’échafauda l’astronome et mathématicien français Simon de Laplace (1749-1827), en faisant l’hypothèse d’un être omniscient qui, connaissant jusqu’à la position du moindre atome dans l’univers, serait par voie de conséquence capable de prédire l’avenir. «·Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux·» écrivait le Marquis de Laplace en 1814 dans son «·Essai philosophique sur les probabilités·».
 
Si un tel être existait, serait-il possible de faire mentir ses prédictions, et, ce faisant, d’échapper à son emprise·? L’omniscience de cet être ne le rendrait-il pas également capable de prévoir où, quand, et comment l’on tenterait d’adopter un comportement contraire à celui qu’il anticipe·? Cette question théorique prend ici tout son sens, car l’Entité 0247 de Patrick Lee, si elle est aussi autre chose, est avant tout, sous la forme d’un artefact technologique, une matérialisation de ce fameux Démon de Laplace. On peut retourner le paradoxe dans tous les sens et multiplier à l’infini les boucles logiques sans jamais pouvoir conclure. Frédéric Delmeulle avait parfaitement compris à quel point cette question philosophique venait s’intégrer dans la thématique des voyages temporels. Car échapper au démon de Laplace, c’est rendre caduque la connaissance de l’avenir. Or, s’il est réellement possible de prédire l’avenir, celui-ci est figé et nul ne peut le changer.
 
Les amateurs de genre reconnaîtront ici la version en miroir, sur l’axe chronologique, du fameux «·paradoxe du grand-père·», ou d’autres paradoxes souvent discutés dans les récits de voyage temporel. Et ce n’est nullement par hasard si ce fameux paradoxe finit par apparaître, sous forme de discussion, dans les derniers chapitres de « L’Entité 0247 ». En admettant l’hypothèse déterministe et celle d’un temps figé – futur inéluctable et passé inéluctable – comment ne pas sombrer dans le fatalisme·? Mais n’oublions que nous sommes avant tout dans un récit d’action : tout comme Child Kachoudas, le héros de Frédéric Delmeulle, nos protagonistes ne semblent aucunement disposés à baisser les bras.
 
Bien que décliné essentiellement sous son aspect musclé, «·L’Entité 0247·» n’est donc pas un roman dépourvu de réflexion. Si l’action prime, la trame est suffisamment subtile pour lui permettre de sortir des ornières habituelles du simple thriller, fût-il d’anticipation. Même si cet aspect logique et philosophique n’est pas développé à un point tel que l’on puisse qualifier ce roman de suspense métaphysique, même si les thématiques qu’il développe ne sont pas fondamentalement novatrices, l’auteur sait terminer son récit sur de nouvelles interrogations et redistribuer les cartes en une donne différente, à un niveau de complexité supérieure. C’est dire que le lecteur dont les neurones se seront mis en branle au fil des chapitres ne refermera pas le volume dans une douce satiété intellectuelle, mais avec l’encéphale en définitive réactivé. Fin ouverte, donc, fin stimulante qui, une fois les dernières pages tournées, laisse l’amateur de genre absorbé dans un changement de paradigme, occupé à démêler une autre trame, à imaginer une autre intrigue. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre – comme si la chose était inéluctable, et sans doute l’était-elle – que Patrick Lee a publié outre-Atlantique un roman intitulé «·Ghost Country·», mettant de nouveau en scène Travis Chase et Paige Campbell. Nul doute que les éditions l’Atalante, qui ont eu l’heureuse idée d’inscrire «·L’Entité 0247·» à leur catalogue, ne manqueront pas d’y ajouter ce second roman dans un bref avenir.
 
Alaric
Publié le 23 septembre 2011

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