Nous voilà face à un beau bébé d’environ 800 pages au compteur, tout entières consacrées au genre de l’anticipation, peu représenté ces dernières années, car trop souvent noyé sous les piles de fantasy populaire, de bit-lit et autres pérégrinations zombiesques. Et pourtant, Andreas Eschbach nous convie à une littérature et à une réflexion des plus salvatrices. Le sieur s’est manifestement bien documenté : En panne sèche donne effectivement à voir une œuvre très au fait des techniques concernant le domaine pétrolifère, tout comme des enjeux diplomatiques et autres tractations interdites qui se jouent dans les arrière-cours des grands de ce monde. L’exercice est dessiné avec une belle maîtrise. Ainsi, les chapitres nommés « passé antérieur » nous exposent-ils certains contextes historiques liés à la thématique sans les rigidités que ce type d’exercice peut parfois faire ressentir. Performance d’autant plus remarquable que ce didactisme n’entrave en rien les enjeux de l’histoire et la fluidité de la narration. Les galeries de personnages ne servent nullement de prétexte à un quelconque exposé par trop démonstratif. Ces derniers sont au contraire tout entier au service d’une histoire, avec leurs forces, leurs faiblesses, leurs espoirs et leurs désillusions.
Si les 500 premières pages sont ainsi centrées autour de la méthode Block supposée dénicher de façon infaillible les gisements pétrolifères et des luttes de pouvoir qui s’y rattachent, il en va tout autrement des 300 pages suivantes. Dans cette seconde partie du roman, nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme, à savoir celui qui confronte notre civilisation occidentale à la pénurie soudaine de pétrole. Se pose la question délicate de savoir comment une telle transition peut s’opérer en un temps si bref tout en limitant les conséquences forcément dramatiques qu’elle ne manquera pas de susciter. En effet, le passage d’une économie globalisée tout entière tournée vers l’or noir à une société contrainte du jour au lendemain de se passer d’une telle manne ne peut que se concevoir dans la douleur. Une douleur où les populations des périphéries urbaines n’ont d’autre choix que de s’abandonner aux abords des routes tandis que des sociétés néo-rurales plus ou moins sectaires voient leur avenir assuré. Une telle déroute voit subitement nos États providences relégués sur le versant d’un lointain et mythique Âge d’or désormais bien révolu, laissant place à une postmodernité où chômage de masse, famines et délinquance ne sont pas sans rappeler les terribles soubresauts de l’Amérique de la crise de 1929.
L’auteur ne manque pas par ailleurs de montrer les faiblesses d’un certain american way of life où le règne du tout-voiture – conforté par l’éloignement des banlieues résidentielles – s’avère être un choix politique, écologique et sociétal difficilement pertinent. La politique impérialiste étatsunienne fait également l’objet d’une vindicte fort appropriée quand elle s’adresse aux raisons qui ont réellement motivé l’entrée diplomatique et militaire des États-Unis dans les régions du golfe Persique. Andréas soulève qui plus est un paradoxe des plus édifiants : l’industrie pétrolière est devenue une entité à laquelle s’abreuve quotidiennement des milliards d’individus, faisant vivre directement des millions d’autres. Elle fait également l’objet de moult études et spéculations en tout genre, sur lesquelles économistes, boursicoteurs, environnementalistes et autres scientifiques livrent une littérature des plus abondantes. Pourtant l’activité pétrolière fait paradoxalement et incontestablement partie des domaines les plus opaques qui soient… Comme le remarque si pertinemment notre auteur bien informé : l’OPEP ne publie plus l’état des stocks depuis… 1982 ! Sans tomber dans les travers de complotistes dignes d’un agent Mulder, nous sommes néanmoins en droit de nous interroger sur les raisons obscures d’un tel mutisme.
En panne sèche s’avère être un projet démesuré, mais servi par une impétuosité et une précision conceptuelle qui en font un page-turner des plus addictifs. De prime abord toutefois, la lecture pourrait en dérouter plus d’un, suite à la multiplication des personnages d’une part, et suite à d’incessants flashbacks entre des passés distincts d’autre part. Certains ne manqueront pas de se perdre dans ce méandre des personnages et des temps narratifs, mais une fois intellectualisée cette démarche labyrinthique – mais jamais brouillonne – les fils ténus commenceront par se rejoindre afin de former une trame des plus solides et pour le moins édifiante, sinon éclairante, sur les enjeux de notre actuelle dépendance à cet or noir.
On pourra reprocher à l’ouvrage un déséquilibre entre une première trame narrative d’avant la fin du pétrole et une seconde trame évoquant ladite crise, trop longue pour la première ou trop courte pour la seconde, au choix, cette dernière pouvant en effet se lire comme un très long épilogue où tout semble s’accélérer. Une accélération qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs celle de notre emballement consumériste. N’y voyons là aucune maladresse de la part d’un écrivain aussi aguerri que l’auteur des Milliards de tapis de cheveux, mais plutôt un choix narratif assumé. Plus gênante en revanche se révèle être cette dimension rocambolesque – pour ne pas dire abracadabrantesque – des aventures de notre héros/antihéros Markus. Comment admettre par exemple aussi facilement l’idée que le sort du monde puisse reposer tout entier sur ce jeune arriviste, soudainement auréolé tel un messie christique de la dernière chance ? Problématique. Mais rien de vraiment nuisible à la construction et à la cohérence d’un scénario diablement bien empaqueté par ailleurs !
En panne sèche est une épopée feuilletonnesque qui jamais ne tombe dans le militantisme abêtissant ou la leçon de choses. Bien construit, bien écrit et remarquablement documenté, ce thriller futuriste ne saurait laisser indifférent. « Même la dernière goutte d’essence permet d’accélérer », nous enseigne Andréas dès la première ligne du roman. Seulement voilà : pour aller où ?
Franck Brénugat - Lefictionaute.com