Le roman de Marina et Sergueï Diatchenko accumule les prouesses, fait montre d’une imagination et d’une intelligence qui forcent le respect, construit des personnages redoutables et vous jette au milieu du Bal avant de vous transformer en chiots perdus dans les ténèbres. Un chef d’œuvre, un grand chef d’œuvre, un immense chef d’œuvre de 0 et de 1, de chiffre et de viande, d’humanité et de cruauté !

Numérique - Just a Word
Article Original

Livre évènement de l’année 2019, Vita Nostra marquait à la fois le grand retour de Marina et Sergueï Diatchenko en France mais également celui d’un imaginaire redoutablement intelligent et exigeant.
Succès critique colossal couronné par le Grand Prix de l’Imaginaire, Vita Nostra n’était que la première pierre de la trilogie des Métamorphoses, une trilogie thématique.
Ce qui signifie que vous pouvez oublier Sacha et le mystérieux Institut des Technologies Spéciales.
Numérique n’a à la fois rien à voir avec son prédécesseur….et tout à voir !

Player One, Ready

Quelque part en Russie, Arsène a quatorze ans.
Et comme tous les garçons de son âge, Arsène va à l’école tous les jours, doit composer avec les humeurs tumultueuses de ses camarades et se dépêtrer d’histoire d’amours adolescentes aussi intenses que futiles.
> Faux
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Pardon, mauvaise version.
Arsène, quatorze ans, est un hardcore gamer. Il sèche les cours depuis des semaines sans que ses parents ne le sachent pour s’immerger dans un jeu online type RPG-Stratégie appelé « Bal Royal ».
Arsène n’a qu’une très vague idée des autres filles et du concept d’amour et n’a rien à faire de camarades de classe qu’il n’a jamais vraiment rencontré.
Arsène vit à travers l’internet, partageant son temps entre son personnage de Ministre et l’élevage de chiots virtuels qu’il revend à prix d’or à d’autres amateurs en quête d’un compagnon fidèle (et immortel).
> Vrai
Alors que l’on menace sa position dominante dans le jeu et qu’il risque gros en manipulant ses adversaires politiques, le jeune homme doit se résoudre à jouer depuis un cybercafé suite à une crise parentale qui lui coûte son ordinateur et son accès internet.
C’est dans ce cybercafé qu’il rencontre un étrange garçon habillé d’un blouson jaune qui le met en garde contre la duperie du gérant qui tente de lui voler ses mots de passe et son compte en ligne. Son nom : Maxime.
Maxime est une sorte de justicier, un défenseur de l’humanité qui opère en secret.
> Faux
Bientôt menacé dans la vie réelle par ses ennemis de « Bal Royal », Arsène accepte l’offre du mystérieux Maxime pour devenir testeur de jeux-vidéo dans une entreprise appelée « Les Nouveaux Jouets ».
À ses côtés, Tolik et Anya, deux autres prodiges qui vont devoir tout donner pour passer les étranges (et inquiétants) jeux imaginés par Maxime et ses développeurs. Seulement voilà, lorsqu’Arsène comprend que les jeux qu’il teste vont bien plus loin que la simple satisfaction de vaincre l’adversaire, les choses prennent une tournure plus lugubre.
Qui est Maxime ? Que veut-il ? Et surtout… pourquoi ces tests ?
Marina et Sergueï Diatchenko semblent donc faire table rase de leur précédent ouvrage (qui fait même un caméo en début d’histoire) pour construire une toute nouvelle histoire. Et si Numérique donne la sensation d’un renouvellement complet, il laisse vite apparaître des similitudes thématiques troublantes avec son illustre aîné.

« Chacun sentait bien qu’il faisait quelque chose de travers ; chacun avait grandi dans une famille normale, où l’on passait des soirées ensemble, où il y avait des livres, des amis, des pique-niques en forêt. Pourtant, sa mère était désormais bien plus intéressée par le quotidien de ses amies ; et son père était accro au flux ininterrompu d’informations que la télé lui déversait en intraveineuse. Peu importait s’il était question d’une crise mondiale ou d’un gamin fauché par un chauffard ivre — c’était de l’information, celle qu’il fallait absorber, celle qui vous excitait. »

Dépendance

La question centrale de Numérique, c’est notre rapport à la technologie et, plus spécifiquement, notre addiction à la technologie…et à l’information en général !
Arsène n’est rien de plus à la base qu’un drogué d’une autre sorte, un drogué du jeu vidéo, un drogué du virtuel. Sa mère, elle, ne jure que par les blogs et les Live Journal où elle scrute et dissèque la vie d’amis qu’elle n’a jamais rencontré. Son père ne décolle jamais du téléviseur ou presque, rivé devant un flux d’informations constant où le drame impersonnel devient une composante intime.
Le jeu vidéo sert à illustrer une variante ultra-impliquante, celle où l’information devient quasiment un mode de vie à part entière, et risque à tout moment de prendre le pas sur le réel.
Dans un sens plus large, Numérique parle du virtuel et des nombreux moyens d’accès dont nous jouissons à l’heure actuelle pour en profiter, du réseau social au jeu en ligne en passant par la télévision.
Le virtuel permet à Arsène d’être une autre personne, une personne puissante, retorse, immorale. Une personne qu’il ne pourrait pas (ou n’oserait pas) être dans la vraie vie. C’est là le premier pas vers une chute inéluctable.
Dès lors, ce second opus va accumuler les ressemblances avec Vita Nostra : Arsène a un don, il rencontre un individu étrange pour qui la morale semble une chose tout à fait fluctuante et pour laquelle la fin justifie les moyens, il s’embarque dans une formation où les objectifs sont peu clairs et dont la finalité reste obscure. Au fur et à mesure des tests, Arsène souffre et se fait plus mature, il comprend de mieux en mieux les choses et perçoit, petit à petit, que tous ces concours et ces défis vont bien plus loin que le simple jeu.
En parsemant le récit d’autres évènements/drames issus du réel sans expliquer totalement le lien entretenu avec ce qu’il se passe au premier plan, les auteurs nous tiennent en haleine tout du long. Moins cryptique que Vita Nostra mais certainement plus abouti sur le plan de la réflexion philosophique et sociale, Numérique cherche dans les creux, déterre les réflexes primaires, décrypte le code pour nous offrir la clé.

« Pour manipuler quelqu’un, il faut soit l’accrocher émotionnellement, soit saisir le moment où il est émotionnellement instable. Les diseuses de bonne aventure, les charlatans, les politiciens… surtout les politiciens. »

L’art de la manipulation

D’une façon plus évidente que dans Vita Nostra, Numérique manipule son lecteur et son personnage principal. Ici, la manipulation se taille la part du lion, grâce justement au jeu vidéo et à ses mécanismes, aux moyens de communications modernes et aux réseaux sociaux.
Maxime, fabuleux personnage qui terrifie autant qu’il fascine, se fait le chantre de cet art immoral, celui de manipuler l’autre pour en faire autre chose : un outil, un accessoire, un trophée, un partenaire, une victime.
En explorant les possibilités offertes par les technologies modernes, les Diatchenko lèvent le voile sur notre humanité faible et malléable.
En expliquant les principes sociologiques qui sous-tendent les réactions humaines à travers le jeu vidéo, Numérique fait mouche et secoue durablement le lecteur. Dans le prolongement de Vita Nostra, Maxime manipule Arsène par le Verbe pour qu’il manipule les autres à son tour par le numérique et le virtuel.
En réécrivant l’existence comme un programme informatique, en repensant l’être humain comme un ordinateur ou un logiciel, le roman offre des trouvailles formidables qui rappellent autant les plasmides de Bioshock que les upgrades/applis de nos smartphones actuels.
Pourtant, ici, rien n’est gratuit, tout a un sens et une sinistre finalité. En se tournant vers le virtuel, en vivant en dehors des autres et du monde, Arsène se déconnecte de son propre monde, en oublie les codes, commet des actes égoïstes et écœurants ou au contraire d’une bonté qui confine à la candeur absolue.
Le propos de Numérique démonte pierre par pierre ce que l’on croit savoir et transforme encore et encore son personnage principal comme son lecteur.

« Et maintenant, la manipulation des gens, dit Maxime. Le nourrisson manipule sa mère : il veut être dans ses bras et, pour obtenir le résultat escompté, il faut pleurer le plus fort possible. L’épouse manipule le mari et le mari l’épouse. Parmi les outils, on peut citer la cajolerie, les compliments, la jalousie, l’intimidation… Les amoureux jonglent l’un avec l’autre comme ils l’entendent : chacun a peur d’être abandonné. Le médecin manipule le patient, voulant se l’attacher et se faire rémunérer pour des services superflus… »

Jusqu’au bout

Ce qui laisse pantois dans Numérique, c’est la capacité surnaturelle de Marina et Serguëi Diatchenko à développer des thématiques complexes et à filer la métaphore jusqu’au bout du bout, ne reculant devant aucun défi pour montrer que l’homme, le monde, l’humanité sont une matrice pour l’information. Rien n’est laissé au hasard et la complexité du raisonnement passe comme une lettre à la poste parce que les auteurs sont capables de vulgariser leur pensée avec une facilité déconcertante.
Les implications morales des pouvoirs que va acquérir Arsène s’avèrent bien plus importantes encore que ce que découvre Sacha dans Vita Nostra. Mais la comparaison s’arrête là car Sacha et Arsène sont deux personnages très dissemblables.
Arsène est un jeune adolescent égoïste et trop intelligent pour son propre bien, incapable ou presque de placer son empathie avant son ambition. En niveaux de gris, le personnage d’Arsène va tour à tour émouvoir, choquer, dégoûter, attrister. C’est aussi l’une des méthodes des deux auteurs pour nous manipuler nous, lecteurs pris dans la toile de leur histoire machiavélique.
Au fond, c’est la (très) lente prise de conscience du mal qu’il fait autour de lui qui va humaniser Arsène, un être faillible et qui suit un parcours initiatique atypique. Pas de position sociale privilégiée ou de quête grandiose à l’arrivée, mais une transformation totale et fondamentale…Une métamorphose !
Gare cependant à la chute, car ce récit, finalement très noir derrière ses inventions éblouissantes, dit des choses très désagréables sur l’humanité et verse souvent dans un nihilisme quasi-total. Il dit la solitude de l’être humain, sa tristesse et son besoin d’aimer même un chiot qui n’existe pas, son besoin de groupe et de bases simples et rationnelles, il dit l’étiolement des relations à l’ère du binaire, il dit le clivage et l’extrémisme.
Numérique ne vous veut pas du bien.

« Le destin verse à chacun autant de litres de réussite que peut contenir son réservoir de courage. »

Le Verbe vous manipule, l’Information vous fragmente, le Jeu vous égare mais Numérique reste. Le roman de Marina et Sergueï Diatchenko accumule les prouesses, fait montre d’une imagination et d’une intelligence qui forcent le respect, construit des personnages redoutables et vous jette au milieu du Bal avant de vous transformer en chiots perdus dans les ténèbres.
Un chef d’œuvre, un grand chef d’œuvre, un immense chef d’œuvre de 0 et de 1, de chiffre et de viande, d’humanité et de cruauté !

Note : 10/10

Nicolas Winter

Publié le 9 juin 2021

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