Les enquêtes que mène Chastity sont tout à fait réussies, mais c'est elle que l'on entend encore, sa gouaille, sa rage, tendresse et brutalité mêlées, quand le livre se referme, en attendant le prochain.

Béton rouge - Télérama

Chastity Riley, une héroïne de polar taiseuse qui nous parle tant

Inventée par l'Allemande Simone Buchholz, elle est un des plus beaux personnages de romans noirs qu'on ait croisé récemment. Le cœur tendre sous l'écorce, brut de décoffrage, la procureure allemande écume les bars de Hambourg, tout en observant le monde de son œil affûté.

On ne devine pas tout de suite qu'on va beaucoup l'aimer, Chastity Riley. En première approche, elle est plutôt du genre oursin, en rond sur elle-même, tous piquants dehors. Sa voix est rauque, une voix de fumeuse de compétition, la grogne toujours en embuscade, le verbe au couteau. Et puis très vite on est séduit par le regard si vif derrière le masque renfrogné, sa sensibilité à fleur de peau, sa lucidité désespérée qu'elle porte comme une croix. La procureure Chastity Riley est un des plus beaux personnages qu'on ait croisés ces derniers temps dans le roman noir. Sa créatrice, l'Allemande Simone Buchholz, a déjà publié, dans son pays, une dizaine de ses enquêtes au succès grandissant. Trois seulement ont été traduites en français mais elles suffisent pour qu'on attende avec intérêt le prochain épisode. Parce que ce sont de bons polars, évidemment, mais surtout pour prendre des nouvelles de Chastity.

Comme son autrice, elle habite à Hambourg, précisément à Sankt Pauli, le quartier rouge, celui des fêtards, des bars et des boîtes de nuit. Chastity est un oiseau nocturne, elle est chez elle dans les rues obscures, s'y sent en sécurité, moins seule et plus forte. Et puis, « la nuit, dans les rues, le bar le plus proche n'est jamais loin ». Les bars sont comme des phares dans la vie de Chastity, des repères et des refuges. « Elle boit comme un mec », dit son amie Carla, ne craint pas de boire seule, même si elle ne refuse pas, à l'occasion, les « partenaires de biture » comme d'autres les partenaires de danse. Et si l'un d'eux lui demande si elle a une bonne raison de se saouler, elle coupera net d'un « pas plus que d'habitude » balancé comme une gifle.

D'une manière générale, Chastity Riley n'est pas du genre à s'expliquer. Elle garde pour elle l'histoire de ses parents. Sa mère, allemande, partie très tôt, très loin, fuyant un pays dévasté par la guerre. Son père, soldat américain, jamais vraiment intégré dans un pays où, jusqu'à la fin, il sera considéré comme un occupant. « Il s'est tiré une balle dans la tête. Sa tête est tombée sur le bureau. C'est moi qui l'ai trouvé. Depuis, je me suis éloignée de moi. Ou loin à l'intérieur de moi. »

De cette position de repli, Chastity observe les autres avec une singulière acuité, et c'est un bel atout dans son métier. Au commencement, elle a fait du droit, parce que son père lui avait dit qu'elle ferait une bonne avocate. Il lui en est resté une attention bouleversante aux victimes, même celles qui se cachent parfois derrière les coupables, et un sens acéré de la justice. La vie a fait qu'elle est devenue procureure, en Allemagne cela veut dire enquêtrice. Elle souhaitait Berlin, elle a été nommée à Hambourg et y est restée. Et son intégrité lui a vite valu d'être placardisée, après avoir tiré sur un supérieur corrompu. Placardisée dans tous les sens du terme : son nouveau bureau a la taille d'un cagibi, et son rôle est cantonné à la protection des victimes. On imagine ce qu'elle va en faire. De livre en livre, d'ailleurs, se précise une forme de retour en grâce.

Forte et fragile

La grâce, c'est peut-être cela qui touche infiniment chez Chastity. Cette manière d'avancer toujours en équilibre précaire entre force et fragilité, désespoir et persévérance. Femme blessée et guerrière endurcie. « Je suis nulle en sentiments », explique celle dont la sensibilité bouleverse pourtant le lecteur. Trop lucide sans doute. Trop honnête aussi. Chastity refuse de jouer le jeu. Et regarde à distance le petit théâtre des relations amoureuses de ses quelques amis. « Même un grand amour perd son vernis un jour ou l'autre. C'est peut-être pour cette raison que je n'ai jamais eu de grand amour. Afin qu'il n'y ait pas de vernis qui s'écaille. Chez moi, tout est toujours rouillé dès le départ. »

Il n'y a que dans son métier finalement qu'elle joue le jeu sans jamais lâcher l'affaire. Attentive au moindre détail, utilisant les antennes que lui donne sa fragilité pour radiographier ses interlocuteurs. Portée par ses intuitions politiques et son sens de la justice. « Vous êtes socialo, madame la procureure ? » lui lance un des protagonistes de Béton rouge, la dernière enquête traduite en français. « Fille d'officier avec des tendances anarchistes », répond celle qui, traversant les beaux quartiers de Hambourg, s'attarde sur la magnificence des jardins et des façades : « Ici résident ceux qui gagnent. Ce sont des gagneurs dès le berceau. Et des gagnants depuis des générations, tandis que les autres sont toujours des perdants. Parce que c'est permis. »

Chastity Riley fait partie de ces personnages de fiction qui finissent par exister dans nos vies, à force de complexité et d'humanité. Et dont l'histoire constitue au bout du compte le principal ressort des romans qui les mettent en scène. Les enquêtes que mène Chastity sont tout à fait réussies, mais c'est elle que l'on entend encore, sa gouaille, sa rage, tendresse et brutalité mêlées, quand le livre se referme, en attendant le prochain.

Michel Abescat

Publié le 4 février 2022

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