Ce fut beau, ce fut sale, ce fut émouvant, ce fut dramatique. Les dernières pages vont longtemps me pénétrer ! Je tiens là mon Kay préféré avec Tigane.

Le Fleuve céleste - Les Blablas de Tachan
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Je ne sais vraiment pas pourquoi je redoute à chaque fois de retrouver la plume de Guy Gavriel Kay, c’est à chaque fois un enchantement et une évidence dès les premières lignes. Alors oui, c’est une fantasy historique exigeante mais totalement absorbante et bouleversante aussi. Je suis donc ravie, cette fois, après l’Italie de Tigane, de retrouver à nouveau l’Asie des Chevaux célestes avec le Fleuve céleste.

Comme je le disais lorsque je suis allée à la rencontre des Chevaux célestes, depuis ma lecture du manga Kingdom, j’ai appris avec bonheur à connaître un peu mieux la Chine d’autrefois, celle des royaumes guerriers. Et si dans son précédent volume, l’auteur s’inspirait de la dynastie Tang du VIII siècle, ce sont cette fois les Song du XIIe qui ont ses faveurs. Mais l’auteur ne propose pas une banale revisite de personnages et faits connus, non, il s’en inspire et s’en imprègne pour imaginer sa propre histoire, sa propre épopée, ce qui est encore mieux !

Avec cette même plume lente, feutrée et pénétrante, il nous emmène cette fois sur les chemins, dans la poussière, dans les palais et les maisons nobles de la société Kitai, ce peuple qui occupe le sud de la Muraille de Chine et qui se voit menacer par les ambitions colonisatrice de l’Empire Xiaolu au nord. Dans la poésie mais aussi la chair qui vont irriguer ce nouveau texte, l’auteur va nous emmener à la rencontre d’un côté d’un fils anonyme qui va s’élever à la force de son courage et son attachement à son pays et son peuple, et de l’autre d’une fille de la noblesse de cour, amoureuse des mots, qui va découvrir combien il faut se battre pour défendre son indépendance. Ren Daiyan et Lin Shan sont les nouveaux fers de lance de l’épopée asiatique ô combien riche et folle d’émotion de Guy Gavriel Kay.

Cette fois, le décor de son histoire, c’est ce Fleuve, qui irrigue et sépare les deux royaumes, objet de toutes les convoitises comme les terres qu’il dessert. Nous sommes dans une « Chine » incertaine, de ses traditions, ses territoires, ses gouvernants et ceux qui en pâtissent le plus, ce sont les hommes et femmes qui y vivent. L’auteur leur rend hommage ici, avec une histoire digne de ces drames en costume dont le cinéma chinois s’est fait le champion. Ce n’est donc pas un récit flamboyant mais plutôt un récit rempli de peur et de poussière qu’il nous offre, un récit au plus proche de cette terre sous le joug des invasions et conflits incessants. L’auteur ne nous la conte pas avec la fureur de la guerre qu’on peut voir dans un Kingdom, mais plutôt avec la poésie tragique d’une Natsuki Sumeragi qui se rapproche de leurs contes et romans classiques. C’est tellement plus pénétrant.

J’ai aimé ce faux choix, ce non choix, devenant ce choix évident et si juste de l’auteur. J’ai aimé pénétrer ainsi dans la vie de ce peuple, de ces gens par des scènes venant de leur intimité, montrant combien leur libre arbitre et leur morale étaient mis à mal en ces temps perturbés, combien l’amour était difficile à être porté sous toutes ses formes, romantique, amical ou patriotique. Cela a rendu cette lecture totalement absorbante malgré son absence de fougue et de feu. D’habitude, j’ai du mal avec les récits qui racontent plus qu’ils ne montrent, mais c’est sans connaître Kay, avec lui, avec sa poésie, son émotion, son implication, je me suis vue dévorer les pages des aventures sentimentalo-politiques x patriotiques de Ren Daiyan et Lin Shan. J’ai aimé suivre l’ascension improbable du premier, de bandit de grand chemin à général. J’ai été touchée par la vie confinée comme un oiseau en cage de cette poétesse qui va découvrir la liberté, d’abord hypothétique puis à conquérir, à ses côtés, dans un moment des plus agités. Leur histoire à tous deux est vraiment une grande histoire, digne des Tristan et Yseult, Lancelot et Guenièvre… Comme eux, ils devront lutter contre ce terrible pouvoir politique au sommet qui ne voit pas la base, nie les sentiments et les déforme à son profit.

Ren Daiyan et Lin Shan sont assurément des personnages qui restent longtemps en mémoire. Ren Daiyan avec sa simplicité, sa nature, son courage et sa force, tout ce qu’il fait pour son pays et son peuple, mais aussi sa relation avec ses amis et ses soldats, on dirait un nouveau Shin (Kingdom). Lin Shan est belle, elle, d’abord dans sa passion des mots mais aussi sa façon feutrée de lutter et succomber. Elle a beau être une femme et  "connaître sa place", elle saura comment manoeuvrer et s’affirmer. Leur lente valse pour finir par se trouver et se percuter est l’une des plus émouvantes que j’ai lu. Guy Gavriel Kay a vraiment le chic pour les écrire. Et que dire de leur destinée, côtoyant des personnages aussi dramatiquement fascinants que le futur empereur de Kitai et son diabolique futur premier ministre, bêtes politiques, ils auront un destin tragique dont la trajectoire était toute trouvée mais non moins bouleversante. Du grand drame !

Alors oui, c’est une lecture exigeante, remplie de personnages heureusement sourcés en début de volume, mais une lecture très facile à suivre aussi, dans laquelle on entre comme on entrerait dans l’intimité de tout un chacun. L’inspiration historique de ces grands généraux d’autrefois qu’on connaît surtout sous la plume de grands poètes et de grandes poétesses chinois(es) irrigue ici le récit et le fait vivre. Après nous avoir fait sentir les cabrements de ces chevaux quatre siècles plus tôt, ce sont les tournillons de ce fleuve qui nous ont emportés ou plutôt les tourbillons de l’Histoire qui s’écrit sous nos yeux aux côtés de deux personnages qui rien ne prédestinaient à se rencontrer et qui vont écrire un pan de l’histoire chinoise dans cette fiction contre vents et marées. Ce fut beau, ce fut sale, ce fut émouvant, ce fut dramatique. Les dernières pages vont longtemps me pénétrer ! Je tiens là mon Kay préféré avec Tigane.

Publié le 6 septembre 2024

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