Le règne d’Urbain IV s’achève, Mérot l’Ancien, directeur de la Haute-École meurt. Hérus Tork complote pour succéder à Mérot ; il a de grands, de très grands, de monstrueux projets pour les magiciens. Parce que, dans cet univers-là, il existe des magiciens, mais ils sont soumis à la coupe de la Haute-École qui, sous couvert de les éduquer et de discipliner leurs pouvoirs, les transforme en esclaves aux services des nobles ou des guildes de marchands. Les Chasseurs parcourent le pays pour capturer ceux qui n’ont pas été livrés par leur famille, aidés par la propagande qui affirme qu’un magicien non dressé est violent, barbare, et ne peut ni ne veut contrôler ses capacités, représentant ainsi un danger mortel pour les autres.
Face et autour d’Hérus Tork, Sylvie Denis brosse une galerie de personnages formidables ! Arik, courtisan libertin et frivole, s’avère être un magicien à la puissance redoutable, prêt à tous les sacrifices pour la cause qu’il sert, ou pour ses amis ; Elizabeth, la jeune fille timide et solitaire qui se cache au cœur même du château, va apprendre à se battre et à aimer. Madge, espionne et couturière, ressent un amour tout maternel pour les enfants magiciens promis à l’enfer de la Haute-École, et prend tous les risques pour en sauver au moins quelques-uns. Raoul des Crapauds, fils de boulanger, pense que son petit pouvoir (entrer en relation avec les animaux) n’a guère de valeur, bien moins en tout cas que son talent pour la bonne pâtisserie. Ian a échappé aux Chasseurs et souhaite rejoindre les mages clandestins, mais il cultive une ambition démesurée. Hérus Tork, dont la soif de pouvoir n’a d’égale que la perversité, est prêt à toutes les bassesses, toutes les horreurs, pour parvenir à ses fins. On croise également d’autres fugitifs porteurs de dons, des marchands qui rêvent d’un gouvernement partagé, des intellectuels révoltés par le système. Ils ne sont guère nombreux, mais déterminés à contrer les projets fous de Tork, et à donner enfin une place digne aux magiciens dans la société.
Partant d’un postulat original (ceux qui possèdent des pouvoirs sont sous la coupe des humains « ordinaires »), Sylvie Denis développe une intrigue riche et pleine de rebondissements, qui réussit à proposer plusieurs niveaux de lecture. Il offre des personnages adolescents forts, très bien construits, qui vivent une forme de quête initiatique et doivent comprendre le monde dans lequel ils sont et affronter des périls pour devenir des adultes accomplis et conscients, loin de l’embrigadement sectaire représenté par la Haute-École. C’est également un roman qui suggère des réflexions politiques et sociales, qui vont du rôle de l’éducation dans une société aux types de pouvoir qui peuvent s’y déployer, en passant par la place accordée à chacun au sein de cette culture, la censure, le rôle de l’art dans la prise de conscience du peuple ou la lutte politique et la résistance à l’oppression et à l’injustice. Sans oublier les interrogations concernant la religion, puisque de mystérieux Dieux sont censés avoir créé le monde, puis l’avoir abandonné !
Les complots sont légion, les retournements de situation et d’alliances concourent à offrir un rythme haletant, qui ne sacrifie pas pour autant à la profondeur. Superbement servi par une galerie de personnages très forts, par une écriture tour à tour sèche ou lyrique, descriptive ou poétique, Haute-École se dévore d’une traite. Sylvie Denis signe là un roman puissant, à (re)découvrir d’urgence dans cette version poche.
Sylvie Gagnère