Un pari risqué que Phenderson Djèlí Clark a brillamment réussi. La lecture du Maître des djinns est addictive et nous transporte au cœur d’une Égypte pleine de vie et de magie.

Maître des djinns - le nocher des livres
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Fatma el-Sha’arawi est de retour ! Après avoir vaincu un Ange, rien que cela, dans sa précédente aventure, elle se retrouve plongée au milieu d’une vaste tentative de prise de pouvoir. Par qui ? Rien de moins qu’al-Jahiz, cet homme légendaire qui avait permis l’irruption des djinns et autres créatures légendaires dans notre monde. Et, par voie de conséquence, la prédominance de l’Égypte qui dépasse l’Angleterre, puissance colonisatrice tombée en désuétude. Or, ce prétendu al-Jahiz semble vouloir renverser le gouvernement, voire l’ordre du monde, aidé en cela par un anneau lui donnant tout pouvoir sur les djinns. Preuve de son sérieux et de sa force, le massacre atroce d’une vingtaine d’hommes (et de rares femmes) puissants lors de la réunion d’une société secrète. On a retrouvé les cadavres mystérieusement carbonisés alors que leurs vêtements étaient encore parfaitement intacts.

Un monde d’une richesse inouïe

Phenderson Djèlí Clark avait déjà amorcé la description de cet univers « parallèle » dans deux novellas précédemment publiées : L’Étrange affaire du djinn du Caire (dans le livre intitulé Les tambours du dieu noir) et Le Mystère du tramway hanté. On y avait découvert une Égypte du début du XXe siècle identique à celle que nous connaissons actuellement, à une nuance près : les êtres magiques et surnaturels évoqués dans les contes tels que Les Mille et une Nuits existent bel et bien. Et ils se sont intégrés à la vie des humains. A même été créée une brigade d’agents formés pour repérer et gérer tous les problèmes d’origine surnaturelle : le ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités surnaturelles. Titre pompeux s’il en est. Tout comme le bâtiment qui l’abrite, dominé qu’il est par une machine phénoménale, sorte de cerveau mécanique (ce doit être lui qui est représenté sur la superbe couverture de Stephan Martinière).

Mais cet édifice n’est pas le seul à prendre vie dans les pages de ce roman, c’est toute la ville qui acquiert une densité exceptionnelle sous la plume de Phenderson Djèlí Clark. Les ruelles, les boutiques, les quartiers : on s’y croirait. La ville grouille sous nos yeux et nos oreilles de vie, de bruissements, de cris. Les personnages convoqués par l’auteur sont d’une justesse totale et se fondent parfaitement dans le décor. L’écrivain sait utiliser de petites touches visuelles ou de caractère pour rapidement créer une silhouette. On a compris à qui on a affaire sans longue description. On sait quoi attendre du personnage sans que l’action ne ralentisse. Et ces touches ne manquent pas de saveur ni, surtout, de couleur.

Des personnages éclatants

À l’image des tenues de l’héroïne de ce roman, que nous avons découverte dans L’Étrange affaire du djinn du Caire, l’agente Fatma. On ne peut pas la rater tant elle met de soin dans le choix de ses vêtements. Pas de provocation, juste un goût pour ce qui est beau. Selon elle, bien sûr. Un exemple : « un complet trois pièces vert forêt strié de fines rayures magenta. Elle l’avait assorti d’une cravate fuchsia marbrée de pourpre et d’une délicate chemise blanche ». Je dois avouer que j’aimerais bien voir cela en vrai devant moi, pour savoir si cela claque autant que les mots le suggèrent. Ce n’est qu’une des tenues dont Fatma enrichit les pages. C’est une des particularités de cette agente au caractère bien trempé, mais qui reste humaine. Ce qui n’est pas toujours facile quand on côtoie des créatures surnaturelles rusées, voire retorses. Les djinns respectent les serments faits au mot près. Il vaut donc mieux bien réfléchir à ce que l’on promet. Sinon, la prise de conscience de l’erreur commise sera brutale et souvent extrêmement désagréable. Voire mortelle.

Mais revenons à Fatma : toute l’histoire repose sur elle. L’agente va devoir se montrer opiniâtre et user de son courage et de sa perspicacité pour découvrir les tenants et les aboutissants de ce complot aux proportions dantesques. Mais elle va également devoir faire appel à ses connaissances, dont sa maîtresse, l’omniprésente Siti. Siti, à la force et à l’agilité surprenantes, aux contacts multiples et à la présence si apaisante. Ou Hadia, nouvelle agente qui, comme toute femme dans cette société qui a du mal à se débarrasser de ses clichés sexistes, doit faire sa place. Mais on comprend rapidement qu’elle y parviendra, solide et têtue comme elle est. On peut également se réjouir du retour d’Hamed et Onsi, les deux principaux personnages du Mystère du tramway hanté.

Et une histoire réglée comme du papier à musique

Le décor et les personnages ne sont pas la seule réussite de ce roman (le premier de l’auteur comme il le rappelle dans ses remerciements enthousiastes) : l’histoire est formidablement bien menée et conduit du début à la fin du récit, sans temps mort. Les rebondissements sont nombreux. L’identité du « méchant », même si elle n’est pas introuvable, reste obscure suffisamment longtemps pour ménager le suspens. Et les multiples à-cotés enrichissent considérablement la trame centrale, sans que cela semble du remplissage. Phenderson Djèlí Clark nous promène entre les différentes strates de la ville et de ses habitants, magiques ou non, au gré des réflexions de l’enquêtrice qui tente de comprendre qui est à l’origine du meurtre atroce qui ouvre le roman. Puis, des raisons de ce massacre. Et, pour assaisonner le tout, de nombreuses scènes d’action bien réglées, spectaculaires et claires, parsèment le récit. Il n’y a pas à dire, quand la magie s’en mêle, c’est tout de suite plus explosif. Et les protagonistes donnent de leur personne ! La ville du Caire s’en serait sans doute bien passée, vu les dégâts qu’elle finira par subir lors de ce récit.

On peut profiter encore plus de ce roman avec la version collector : L’Atalante a mis les petits plats dans les grands pour la sortie de ce récit, avec couverture cartonnée, impression des gardes et fer à dorer. Un bel objet, vraiment. Et qui ne coûte que 2 euros de plus que la version classique (qui, elle, en comparaison, paraît un peu chère) : entre les deux, pas d’hésitation possible !

Passer du format novella au format roman n’était pas évident. Un pari risqué que Phenderson Djèlí Clark a brillamment réussi. La lecture du Maître des djinns est addictive et nous transporte au cœur d’une Égypte pleine de vie et de magie, avec une Fatma rayonnante dont on prend plaisir à suivre l’enquête et à admirer les tenues.

Publié le 4 mars 2022

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