Sur le thème du premier contact, qui permet de brasser xénobiologie, anthropologie et linguistique, la Genevoise tisse à travers la trame mouvante de l’espace-temps des fils narratifs comme autant de sentiers qui bifurquent, dans un monde aussi déroutant qu’un labyrinthe borgésien.

Celle qui sait - La liberté

Une aube fine dans ce quartier résidentiel genevois, où ne se lève qu’un seul soleil. C’est ici pourtant que commence l’ailleurs sidéral: sous les toits d’une ancienne demeure, Laurence Suhner vous ouvre la porte de ses greniers, et de sa cosmogonie. Sur sa table d’écriture, des calepins noircis de physique quantique, deux bougies qui veillent, et ce pilier de papier vertigineux.

Volumes qu’elle tire de sa bibliothèque puis vous empile jusqu’à l’orée du ciel. Sans fierté, comme si sa vie, simplement, tenait là: les trois tomes de sa série Quantika, parus depuis 2012 à L’Atalante, leur réédition chez Folio/Gallimard, enfin l’intégrale sur papier bible. Une odyssée interstellaire primée et maintes fois réimprimée, qui vaut à l’écrivaine romande de figurer au pinacle de la science-fiction francophone.

Un art consommé de la prospective, mais qui jamais n’abolira le présent; or l’étoile littéraire gravite autour d’un trou noir. «Toutes mes sources de revenu se sont effondrées avec la pandémie, j’ai le sentiment d’avoir été lâchée par la société», maugrée cette bâtisseuse de réalités alternatives, artiste indépendante qui donne aujourd’hui conférences et ateliers d’écriture après avoir longtemps enseigné l’illustration dans des écoles désormais condamnées.

Civilisation concurrente

Si le futur est une friche, son lendemain est un abysse. Peut-être devra-t-elle sous peu quitter ces combles qui, entre la tanière rasta et le bazar galactique, foisonnent d’instruments orientaux, de bandes dessinées, de bâtons d’encens et de cafetières, pour s’installer en France, où les forçats de l’imaginaire sont mieux accueillis. C’est dire si le nouveau cycle romanesque qu’elle vient d’inaugurer, et dont elle dédicacera le premier tome samedi prochain à Payot Vevey, est une planche de salut posée en équilibre sur l’horizon.

Dans le prolongement de sa trilogie, Ziusudra investit des réalités parallèles aux confins du cosmos. Pour qui voudrait s’y téléporter sans passer par le sas des précédents volumes, l’acclimatation est assez rude et demande une centaine de pages avant que ce lointain univers ne se précise. Une épopée qui se mérite donc, mais dont la belle densité se révèle à la mesure de l’effort.

On débarque sous les deux soleils d’Indiga, comme l’ont fait auparavant des millions d’humains exilés de notre vieille Terre surexploitée, à 6,5 années-lumière de là. C’est loin, certes, mais avec le système de propulsion révolutionnaire qui permet une «déformation ondulatoire locale de l’espace», le voyage se fait à la vitesse de la lumière. De quoi accélérer la colonisation de cette planète aux conditions d’habitabilité optimales... N’étaient ces Timhkans, créatures qui se déplacent en hydroptères fulgurants et semblent s’offusquer de la présence de cette civilisation concurrente.

Sur le thème du premier contact, qui permet de brasser xénobiologie, anthropologie et linguistique, la Genevoise tisse à travers la trame mouvante de l’espace-temps des fils narratifs comme autant de sentiers qui bifurquent, dans un monde aussi déroutant qu’un labyrinthe borgésien.

C’est, pourtant, un chef-d’œuvre de vraisemblance, où le chat métaphysique de Schrödinger porte d’inoffensifs coups de griffe à la relativité générale d’Einstein. «On pourrait classer cela sous l’étiquette planet opera, genre qui consiste à décrire un univers alternatif en extrapolant des informations scientiques existantes. Pour me documenter, j’ai d’ailleurs suivi des cours de physique quantique et je consulte régulièrement des spécialistes en exoplanètes.»

Un art de la fuite? Fidélité, plutôt, à une enfance nimbée d’ailleurs. «Mon père économiste nous ramenait toujours des objets invraisemblables de ses voyages, un caïman empaillé, une tête réduite, une peau de boa... A 3 ans, il m’a aussi emmené voir 2001, l’Odyssée de l’espace. Tout cela m’a marquée: petite, je voulais devenir soit astronaute, soit archéologue.»

Suivi depuis ses bancs d’école en 1981, le décollage de la navette Columbia scellera son destin: « J’ai alors pris conscience que nous n’étions qu’aux balbutiements de la conquête spatiale, et que la recherche n’irait pas assez vite pour que je puisse aller de mon vivant à la rencontre d’autres planètes.» Elle préférera donc étudier l’égyptologie et l’archéologie préhistorique, avant de se former à la modélisation 3D à l’EPFL. Conceptrice de réalités virtuelles et dessinatrice comme sa mère avant elle, Laurence Suhner ne cessera ensuite de multiplier les échappées: joueuse de tabla dans un groupe ethno-afghan-gothique-trash, chanteuse pop, story-boardeuse. Mais toujours l’écriture en centre de gravité, d’où elle regarde au loin.

Nouvel éden

En 2017, la revue Nature la contactait pour romancer la découverte sensationnelle de sept exoplanètes potentiellement habitables. Sa nouvelle, publiée sur le site de la NASA, a touché 12 millions de lecteurs en quatre jours. Ziusudra fera certes le voyage plus lentement, mais la destination est la même: ces terres lointaines aussi vierges qu’un nouvel éden.

Le futur, aux dernières nouvelles, n’aurait donc point d’avenir ici-bas? « J’ai beau écrire de la science-fiction, je suis très terre à terre: il faut faire avec cette planète que nous détruisons peu à peu, il n’y en aura pas d’autre.» Ne nous restent que ces rêves, que sa plume étaye résolument. Alors que l’on se quitte à l’issue de l’aube, derrière le Salève semble se lever un second soleil.

Thierry Raboud

Publié le 19 janvier 2022

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