Même si c’est subtil, ou du moins superficiel à certains égards, Timbré pose aussi les bases d’une certaine réflexion sur la notion de liberté, particulièrement en lien avec le souci très moderne des marchés financiers...

Timbré - Le Syndrome Quickson
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Je crois que pour commencer, il faut parler de l’éléphant dans la pièce. (On aura qu’à dire que c’est le sixième.) Un roman de Terry Pratchett avec des chapitres, quelle est cette étrange décision ? Question valable, d’autant plus qu’elle ne sera, il me semble, pas prise de nouveau pour d’autres romans à venir. Et question pour laquelle, je n’ai qu’une seule potentielle réponse, me venant tout droit des quelques souvenirs de mes cours de français de collège qui me restent. Je crois que ce roman, au travers de ce choix narratif et de l’arc de son protagoniste, est un hommage complet aux romans picaresques ; or ces derniers étaient écrits sous forme feuilletonesque, avec des en-têtes annonciateurs des événements à venir au début de chaque chapitre. Ceci, ajouté au profil de filou débrouillard amoral de Moite Von Lipwig, merveilleux anti-héros diablement attachant en pleine rédemption/initiation d’une autre manière de mener sa vie, nouvelle évocation directe des aspects les plus importants du roman picaresque, me donne plutôt confiance en mon analyse, aussi amatrice et non sourcée soit-elle.
Selon cette hypothèse, donc, la forme du roman elle-même est une déclaration d’intention en soi, quoique sans doute cachée derrière des artifices pas forcément les plus évidents à décrypter ; j’aurais du mal à croire, à ce stade de sa carrière, que Terry Pratchett se soit dit qu’il était temps de changer à ce point de méthode narrative. D’autant moins que je sais désormais qu’il ne laissait rien au hasard dans la construction de son univers comme dans celle de sa chronologie ; si mon hypothèse est fausse c’est simplement qu’il y a une autre explication pour laquelle je n’ai pas les armes ou les données nécessaires.

Ceci étant dit, je crois très fort à mon hypothèse ou à une théorie approchante, ne serait-ce qu’à cause de ce que Moite Von Lipwig représente au sein de ce roman. Très tôt, Terry Pratchett se fend indirectement d’une déclaration d’intention extrêmement claire au travers des pensées de ce qui est alors un escroc cherchant une sortie malhonnête d’une situation épineuse où pourtant, il a une porte de sortie honnête toute tracée pour lui, quoique extrêmement difficile. Et cette déclaration d’intention vise, à terme, à faire comprendre à Moite – et donc à ses lecteurices – que le crime ne se limite pas à la violence physique et aux conséquences visibles, directes ou douloureuses de nos actes. Et c’est en passant par cette prise de conscience que Moite apprend déjà un peu à vivre différemment, en arrêtant de se mentir à lui-même et en sortant de ses routines malsaines ; le rangeant dès lors dans la case des purs héros Pratchettiens : ceux capables d’écouter et d’apprendre, de changer pour le mieux, quand bien même ce changement a du passer à par une certaine coercition.
Toute l’ironie étant évidemment que c’est de son passé d’escroc et de charlatan que Moite tire toutes les compétences qui feront de lui un excellent receveur des Postes, mais surtout son sens de l’écoute et du détail, retenant les détails utiles à la fois à sa charge et au renforcement de son lien social avec tous les gens qui l’entourent. Habilement, en le mettant dans une situation d’où il ne peut sortir sans dommages mais où trouver les moyens de rendre les choses plus confortables les rendent finalement agréables, le Patricien donne à Moite les clés de sa liberté, lui montrant indirectement ce dont il est capable sans avoir à tout le temps considérer qu’il a quelqu’un ou quelque chose de dangereux aux trousses. Bien que le Patricien ne fonctionne réellement comme exemple qu’au sein du Disque-Monde, j’aime bien l’idée de voir en lui une personnification du concept de nudge ; offrant sa confiance et un partie de son pouvoir à des gens qui ne le mériteraient pas forcément sur le moment, mais à terme.

Même si c’est subtil, ou du moins superficiel à certains égards, Timbré pose aussi les bases d’une certaine réflexion sur la notion de liberté, particulièrement en lien avec le souci très moderne des marchés financiers, évidemment directement personnalisés par Jeanlon Sylvère, reflet sombre de Moite, la conscience en moins, et semble-t-il quelques talents en plus. Ces deux personnages sont là pour représenter cette notion de liberté s’exerçant au dépens de celle des autres, se trouvant des excuses pour échapper à la responsabilité que leurs prises de décision devraient supposer. Si longtemps après, je demeure assez fasciné de constater que des échos du Dernier Héros continuent de résonner entre les lignes des textes de Terry Pratchett, en voyant à quel point ses analyses et inquiétudes demeurent : les seigneurs des ténèbres ont été remplacés par des banquiers d’affaires. Encore une fois, il faut saluer la continuité thématique et narrative dont fait preuve l’auteur, ce texte comme les autres fourmillant de rappels intra-diégétiques à des idées, personnages et situations passées afin de rajouter à la complexité des histoires qu’il nous raconte, sans pour autant les rendre indigestes ou trop démonstratives.
Et donc, malgré une première moitié du roman parfois un peu trop technique ou pédagogique pour être aussi facétieuse que d’habitude, Terry Pratchett continue sa longue exploration critique de la modernisation du monde pendant et après la révolution industrielle, où le marché prend le pas sur les autres aspects de la société. À cet égard, on ne peut pas, je crois, ignorer le parallèle inévitable entre la privatisation forcenée des clacs par une bande de banquiers ineptes, avides de se faire de l’argent par dessus tout, quitte à détruire la source même de leur profit, pour peu que ce soit rentable, et celle, catastrophique, du rail britannique, dont l’auteur a été témoin. Bien que manquant régulièrement de subtilité, il faut bien l’admettre, il demeure très agréable de lire une dénonciation si frontale et claire de la tyrannie du capitalisme immoral et stupide, où le profit devient une fin en soi, sans autre but qu’une accumulation ostentatoire d’argent et de pouvoir. [...]

Au travers de son parcours, mais surtout par l’opposition entre les clacs privés et la Poste publique, entre une démarche de profit et une démarche de service dont le profit de ce calcule pas réellement en piastres, Terry Pratchett illustre son dilemme, et les difficultés que suggèrent les choix qu’il opère. De même qu’il illustre le chemin parcouru par une société qui parfois confond le progrès et la précipitation, si j’ose dire, ne s’arrêtant qu’à la question du comment accélérer avant même de se demander si on ne va pas déjà trop vite.
Car si les clacs et leur offre technique est plaisante et diablement efficace, dès lors qu’elle se rend indispensable, elle peut devenir dangereuse entre de mauvaises mains, tout comme n’importe quel service similaire ; l’actualité mondiale nous en est absolument témoin, je crois.
Ce que je trouve assez fort, avec ce roman, c’est que Terry Pratchett ne tombe pas – ou pas complètement – dans un piège passéiste en voulant démontrer que c’était mieux avant quand tout était plus lent ; il parvient à trouver un certain équilibre dans son questionnement, arguant plutôt qu’il ne faut simplement pas mettre la charrue avant les bœufs et prendre le bon temps pour faire les choses au bon rythme en ayant une pleine et entière connaissance des ramifications de nos décisions. Comme de la même manière, il ne tombe pas dans le piège de l’homme providentiel. Si Moite a des idées, elles ne sont pas toutes bonnes, et surtout, il a pleinement conscience qu’il ne peut certainement pas les mener à bien tout seul, ce que Terry Pratchett met bien en avant, avec des personnages qui se réalisent au contact de Moite tout en l’aidant à se réaliser lui-même.
J’aime beaucoup cette idée aussi exprimée d’une autre manière dans le cycle du Guet que pour que les choses fonctionnent, on a pas tant besoin de saint·e·s ou d’héro·ine·s que de gens motivés et idéalement intègres travaillant ensemble dans un but commun et clairement établi. Et non pas de gens cupides prêts à tous les mensonges et toutes les compromissions. Encore une fois, on perd peut-être un peu en universalité sur ce volume à devoir répéter ce genre d’évidence de façon assez frontale, mais ça fait toujours du bien par où ça passe.

Publié le 8 décembre 2023

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