En 1989, pour son 8e tome des Annales du Disque-Monde, Terry Pratchett s’attaquait donc au roman policier, pour produire l’un des romans préférés des fans, souvent considéré comme une excellente entrée dans son univers farfelu.
Ses agents cumulent nombre de défauts, la lâcheté, la maladresse, l’ivrognerie, et le duo Colôn-Chicque, truculent, va s’efforcer de comprendre Carotte, recrue idéaliste, intransigeant et peu au fait des réalités du monde, et encore moins de ce délicat métier de garde. Les anciens vont donc lui apprendre les ficelles, de tempérer ses ardeurs, ou parfois de profiter de sa stature imposante pour obtenir quelques passe-droits que leur pitoyable réputation ne justifiait pas. C’est une sorte d’apprentissage mutuel, d’échanges de bons procédés. Carotte, au fil du roman, va les tirer vers le haut, leur redonner un brin d’honneur et d’esprit civique. Lui continuera à appliquer au pied de la lettre leurs conseils imagés, délivrés dans une langue fleurie, pour des résultats inattendus.
Vimaire semble au départ l’archétype du flic qui a sombré, dans la déprime et l’alcool. Sa troupe ne sert plus à rien, et son supérieur, le gratte-papier au service de Vétérini, est une larve avec qui il est allé à l’école, mais une larve qui a fait son chemin, alors que lui... Néanmoins, il ne lâche pas le morceau, et va même faire ce qu’on attendait plus de lui ni du guet : enquêter, quand des gens disparaissent, qu’il ne reste d’eux qu’un peu de cendre et une silhouette sur un mur liquéfié par la chaleur. Il va enquêter sur les dragons, que tout le monde sait disparus, et croiser la route d’une riche et imposante noble, lady Sybil Ramkin, qui tient un élevage de dragons des marais de compagnie, dernier avatar des wyrms célestes.
Entre ces deux âmes forgées à la dure mais abîmées par la vie, le coup de foudre est immédiat mais pas forcément exprimé : Vimaire n’ose pas, la différence sociale, et il ne sait pas parler aux femmes... Cependant, ils formeront un solide duo lorsque viendra le temps d’affronter le dragon. Et lorsque l’un sera en danger, l’autre volera à son secours.
Comme dans un thriller, on suit les manigances des méchants (guère plus reluisants que les forces de police, seul leur chef tient à peu près la route), leur complot simple et audacieux pour renverser le Patricien, rétablir la monarchie et installer un fantoche à leur botte. On sourit en devinant toutes les ouvertures que l’auteur a semées pour que ce plan leur échappe, et on apprécie encore davantage que le roman prenne une autre voie, déjouant les promesses littéraires au nom de la pure logique, pied de nez de Pratchett qui nous dit « vous vous êtes crus malins, l’histoire l’est encore plus ».
Les rebondissements sont nombreux, au fil des 400 pages, entre le dragon et le complot politique, rien ne se passe donc comme prévu, et nous, à suivre un Vimaire plus tenace qu’un pit-bull, mais souvent maladroit comme un cocker, nous demandons bien comment cela va bien pouvoir finir, et si cela finira bien pour tout le monde.
Je vous rassure, oui. Avec des médailles et tout plein d’amour. Des tonnes, même. Et des arrestations, en « bonnet de forme ». Et des gaz, de peur ou de triomphe.
On connaît le talent de Pratchett pour les jeux de mots, et celui non moindre de Patrick Couton pour nous traduire cette truculence qui est la marque de fabrique des « Annales ». Entre les dialogues de sourds des Frères Éclairés qui n’ont pas la lumière à tous les étagères, Carotte qui comprend tout au premier degré (comme les attentions des filles de joie qui l’hébergent), ses collègues qui rivalisent de prudence face au danger et à toute précipitation, Au Guet ! s’avère très souvent drôle, parfois loufoque, mais ne renie pas une certaine noirceur, dans sa critique du politique et du pouvoir démagogique des leaders.
On notera aussi la véhémence du discours de lady Sybil, fervente défenseure des animaux et de ses avortons de dragons, ou la perspective du dragon, originale à l’époque, qui n’avait pas demandé à venir.
Enfin, c’est la première apparition du Bibliothécaire, le gardien de la bibliothèque magique malencontreusement changé en orang-outang, à l’esprit intact mais aux capacités d’interactions sociales très réduites, qui nous rappelle que les livres sont parfois dangereux, et que quand on y connaît rien, on ferait mieux de leur f..tre la paix. En tant que confrère, je ne peux qu’approuver.
Bref, comme on en prend si facilement l’habitude avec Terry Pratchett, c’est subtilement drôle, c’est drôlement intelligent, c’est intelligemment émouvant, bref c’est un plaisir de lecture d’un bout à l’autre.
On retrouvera les hommes du guet dans nombre d’autres romans des « Annales », au premier plan ou au second (si vous mettez du désordre en ville, ils seront là, avec de nouvelles recrues), pour notre plus grand plaisir, et ce dès Le Guet des Orfèvres.
Signalons qu’une mini-série produite par BBC America vient de voir le jour, et qu’elle n’a qu’une très très lointaine parenté avec les romans, sur le fond comme la forme. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Rihanna Pratchett, la fille de l’auteur, elle aussi autrice et scénariste de talent. Ce sera peut-être sympa à regarder, mais ce ne sera pas le Guet de Terry Pratchett.
Comme on dit dans ces cas-là : “ skip the show, read the books ! ”. Oui, lisez tout Terry Pratchett, parce que tout est bien.
Nicolas Soffray