« (..) Ce roman est facilement un bon cran au-dessus de tout ce que j’ai pu lire de lui (ndlr : Card), avec sa narration extrêmement vigoureuse et son style très fluide. »

Le culte d'Apophis
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Amérique, sur les avant-postes de la conquête de l’ouest, début du XIXe siècle. Mais pas notre amérique, ni notre dix-neuvième. Nous avons ici affaire à une uchronie, c’est-à-dire à une version de l’Histoire qui a divergé par rapport à celle que nous avons connue. La côte Est de l’Amérique du Nord a bien été colonisée, il y a bien eu formation d’États-Unis d’Amérique, mais tout le reste est différent. Les USA ne comprennent que sept États, et partagent le continent, outre avec les français et les espagnols, avec la Nouvelle-Angleterre, une colonie d’une Grande-Bretagne où la Restauration n’a jamais eu lieu et où la monarchie a été évincée par une République dirigée par un Lord Protecteur. Sans compter que la dynastie destituée a fondé sa propre colonie royaliste plus au sud. Et que les Indiens ont beaucoup plus d’importance politique et culturelle que dans notre propre ligne temporelle.

Sachez que l’auteur emploie pas mal de personnages historiques (qu’ils soient simplement mentionnés ou soient acteurs des événements, comme Mot-pour-mot qui est en réalité William Blake), et que certains des noms, que ce soit ceux desdits personnages, des États, des chefs Indiens, des rivières, et ainsi de suite ont été changés pour marquer la différence avec notre propre Histoire (par exemple, les Iroquois sont devenus les Irrakwas, nous avons un lac Mizogan, etc). On peut d’ailleurs s’amuser à chercher toutes les divergences avec cette dernière, même si cela nécessite des connaissances en Histoire américaine que je ne possède, à vrai dire, pas.

Voilà donc pour l’uchronie. Et l’aspect Fantasy, alors ? Eh bien le surnaturel existe (même s’il n’est tenu par l’Église que pour quelque chose qui relève soit de la superstition, soit de l’apanage exclusif de Dieu, des anges et du Diable). Alors il ne faut pas vous attendre à des elfes, des nains et des boules de feu, ce n’est pas du tout le trip. En revanche, certains individus ont une sorte de Don (avec un grand « D »), qui fait qu’ils accomplissent certaines choses (tailler du bois, de la pierre, etc) à la perfection. Et c’est encore plus vrai s’il sont le septième fils de leur père. Et si par extraordinaire, ils étaient le septième fils d’un septième fils, alors… Notez que cette croyance n’a pas été inventée par Card mais fait partie intégrante du folklore, américain mais aussi étranger (irlandais, latino-américain, italien, etc). Vous noterez d’ailleurs que le chiffre 7 est très important dans la religion : le monde est créé en sept jours, il y a sept péchés capitaux, etc. Chose amusante, si l’on se fie au folklore, le protagoniste ne devrait pas avoir ses pouvoirs car il ne satisfait pas à la définition traditionnelle (où des sœurs ne doivent pas venir au monde entre les naissances des frères -ou oncles, je n’ai pas bien saisi-). Notez aussi que la « magie » peut concerner des charmes posés sur les maisons pour éloigner les gens dotés de mauvaises intentions ou pour offrir un repos réparateur aux invités qui sont les bienvenus. Dans les remerciements, Card indique que ce qu’il évoque est là aussi basé sur le folklore pionnier américain de l’époque, tel que décrit dans divers ouvrages qu’il a pu consulter (sauf qu’ici, les sorts marchent réellement, évidemment).

Notez aussi que si je me souviens bien d’une critique de Roland C. Wagner lue il y a une bonne trentaine d’années, la « magie » est expliquée de façon presque scientifique par la suite (et même dans ce tome 1, une certaine scène va dans ce sens là).

On retiendra que ce monde possède beaucoup de charme, montrant notamment ce qu’aurait pu donner une Amérique dotée de bien plus de nations qu’en réalité, et / ou de nations différentes (les anglophones parmi vous pourraient aussi être intéressés, dans une perspective vaguement connexe, par King of the wood de John Maddox Roberts, qui montre ce continent dominé par les Vikings païens d’un côté -chassés de Scandinavie par le développement du Christianisme- et les Saxons chrétiens de l’autre -éjectés d’Angleterre par la conquête Normande-, les Maures s’étant installés en Floride), et donnant plus de place dans sa société aux indigènes.

Pour terminer sur ce chapitre, je reviens un instant sur la classification taxonomique : il me paraît hasardeux de mettre l’aspect Fantasy en avant, car j’imagine la surprise de celui qui a une vision stéréotypée du genre et qui tombe sur un bouquin où on lui parle de Cromwell, de Puritains, de Quakers, où on cite souvent la Bible, et j’en passe. Il faut donc impérativement s’engager dans ce livre avec un esprit ouvert et / ou une bonne connaissance de la taxonomie de l’imaginaire, histoire de le remettre à sa juste place, à savoir l’uchronie de Fantasy.

 

Tout commence avec une petite fille, Peggy, qui est l’enfant des tenanciers d’une auberge mais surtout une Torche, quelqu’un capable de voir à distance mais aussi et surtout dans l’avenir. Une nuit où la pluie tombe dru et où le ruisseau local enfle démesurément, elle perçoit qu’une famille est en danger : des colons, les Miller, dont la mère est enceinte et sur le point d’accoucher, voient leur chariot coincé dans les eaux en crue. Les secours partent de la taverne, mais le fils aîné des Miller est obligé de se sacrifier pour sauver son petit frère à naître. Il ne vit que le temps que l’enfant soit bel et bien le septième fils de son père, lui-même le septième rejeton mâle de son propre géniteur.

L’enfant, baptisé Alvin Junior, échappera une bonne dizaine de fois à une mort certaine, et de façon aussi inexplicable que spectaculaire, parfois. Quelque chose, lié à l’eau ou utilisant cette dernière, semble vouloir sa mort. Et ce alors que le révérend local reçoit une visite qu’il prend pour un ange, mais qui pourrait bien être tout autre chose, et qui manifeste un énorme intérêt pour le gamin. Il faudra la visite d’un passeur d’histoire errant surnommé Mot-pour-mot pour que le jeune Alvin (on le suit de sa naissance au début de son adolescence) prenne conscience de sa singularité, de son pouvoir, de son destin possible, de sa responsabilité, et du fait qu’il est le héros d’un combat contre… disons l’entropie. Mais pas dans une veine Moorcockienne. Enfin, pas vraiment.

 

Avant d’aborder d’autres points de mon analyse, je voudrais insister sur deux d’entre eux, à savoir la qualité de la traduction de Patrick Couton et celle de l’écriture de l’auteur. Je commence à avoir lu pas mal de Card (mais je suis extrêmement loin d’avoir lu tout ce que je voudrais), et je sais que c’est un écrivain de grande valeur (il a d’ailleurs publié un manuel d’écriture qui reste une référence incontournable). Mais ce roman est facilement un bon cran au-dessus de tout ce que j’ai pu lire de lui, avec sa narration extrêmement vigoureuse et son style très fluide. Et pourtant, c’est écrit en employant un langage qu’on imagine volontiers être celui des frustes colons se trouvant sur la frontière. Ce qui n’a d’ailleurs pas dû être aisé à rendre par le traducteur, qui a pourtant livré une copie formidable. Et le tout sans nuire au plaisir ou à la fluidité de lecture. Parce que, soyons honnête, cette espèce de conte centré sur un gamin (et vous savez sans doute, si vous traînez sur ce blog depuis un moment, combien j’exècre les protagonistes de moins de dix-huit ans, Ender excepté, bien entendu), dans un récit où les bondieuseries ont une place importante et écrit en « Crévindiou » (d’un autre côté, les dialogues sont très pittoresques !), si j’ose dire, n’avait pas beaucoup d’arguments pour me séduire. Sauf sa réputation, le fait que j’aime beaucoup les romans de Card, que même Roland C. Wagner avait été impressionné, à l’époque de la parution initiale de la VF, et l’aspect uchronique, qui est toujours un gros plus pour moi. Et au final, eh bien je me suis régalé !

Les personnages sont tous très attachants (à l’exception de Thrower, évidemment), notamment l’excellent Mot-pour-mot, qui donne une explication et un point de vue extérieur sur les événements extraordinaires entourant Alvin junior. Ce sont aussi les relations entre eux, pétries de bienveillance, qui sont intéressantes, ainsi que certains caractères (féminins, essentiellement) hauts en couleurs !

Outre le fait que le monde soit intéressant et l’intrigue étonnante, présentant un singulier mélange (mais qui fonctionne pourtant parfaitement) entre ambition (le dernier à avoir montré les mêmes dons qu’Alvin était un certain prêcheur exerçant en Judée) et simple et bucolique description de la vie quotidienne de braves pionniers américains, on retiendra les thématiques de fond, notamment liées à la religion, le puritanisme (les bigots en prennent pour leur grade dans le roman !), la superstition, la science face à cette dernière, le multiculturalisme et la place des Indiens dans une société blanche, etc. Il est aussi important de comprendre que malgré le manichéisme de la religion chrétienne et la place d' « élu » ou de « messie » d’Alvin, il ne s’agit en rien d’un combat du bien contre le mal. Plutôt de celui contre la lente décrépitude des choses. Une sorte de SFFF anti-Cugel, anti-Clark Ashton Smith et compagnie, où certains se battent pour éviter de livrer le monde à l’Entropie. Même si le background mormon de Card ressort au niveau de certaines péripéties ou personnages.

On remarquera bien des ressemblances, sur le fond, avec l’autre grand cycle de Card, celui d’Ender : dans les deux cas, c’est un enfant, considéré comme un Sauveur potentiel, qui est au centre de l’intrigue, et dans les deux cas, il a une place particulière dans sa fratrie. C’est sans doute très personnel, mais j’ai aussi vu une vague ressemblance avec La ligne verte de Stephen King : le Sauveur arrive, et il ne reçoit pas forcément l’accueil qu’on aurait pu imaginer (en tout cas pas de la part de tout le monde).

Notez que la fin est beaucoup plus sombre que le reste du livre et réserve une petite surprise à laquelle je ne m’attendais pas.

Publié le 4 mars 2020

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