Anouk Langaney possède l’art d’embarquer son lecteur dans une effrayante logique : empêcher la construction d’un terrain de golf, saboter une abomination de club de vacances ou incendier un chalutier racleur d’océan, tout ça sans faire couler le sang — ou presque.

Clark - La Strada
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Avec Clark, Anouk Langaney dessine le portrait d’une femme qui, poussée par l’angoisse de notre fin du monde annoncée, n’a qu’une solution à opposer à la catastrophe : fabriquer celui qui sauvera la planète de sa destruction.

Mais à quoi tu joues, avec Clark ?

Certains parents ont choisi de jouer à fabriquer des champions sportifs ou des virtuoses du piano à bretelles. Elle, elle a choisi la catégorie super-héros. Et elle s’en explique dans une longue lettre adressée à sa fille. Une lettre parfois cruelle, souvent très drôle, mais toujours glaçante.

Clark est donc un long monologue par lequel une femme — qui restera sans nom —  explique enfin à sa fille, de la manière la plus rationnelle qui soit pour elle, le plan qu’elle a projeté pour son frère : en faire le surhomme qui sauvera le monde. Parce que le monde est mal barré : « Combien d’années à cuire dans le peu de jus qu’il nous reste, tassés dans nos frontières de pays riches, comme des cons d’ours polaires sur leur dernier glaçon ? » Face à la catastrophe annoncée, cette femme a trouvé la solution : enfanter et élever un sauveur. Le projet d’une vie qu’elle reprend point par point dans une confession ironique et brutale.

Au commencement était le choix du père, essentiel à la conception :

J’ai d’abord pensé à un farouche Amérindien des bords de l’Amazone, survivant indestructible d’un peuple décimé, aux prises avec la déforestation massive et les orpailleurs clandestins ; mais la posture de victime me semblait excessive. Sans compter que ce modèle était difficile à trouver en région parisienne, surtout dans les grandes tailles (l’Occident n’est pas forcément prêt à accueillir un petit héros).

Après un accouchement digne des meilleures productions mystico-hollywoodiennes, il faut ensuite élever et entraîner l’enfant, l’endurcir pour qu’il devienne ce à quoi il est destiné :

Petit à petit, je lui ai appris à être seul. (…) A cinq ans, je pouvais le laisser plusieurs heures dehors sans qu’il panique. Je savais qu’il lui fallait se confronter à la peur, et même, dans la logique de cet enseignement, apprivoiser la mort. »

Et de dérouler, avec un raisonnement implacable, toutes les étapes qui permettront de se débarrasser des vilains de la planète plus sûrement et plus subtilement qu’en faisant exploser une bombe. Grâce à Clark. Et grâce à elle.

Anouk Langaney possède l’art d’embarquer son lecteur dans une effrayante logique : empêcher la construction d’un terrain de golf, saboter une abomination de club de vacances ou incendier un chalutier racleur d’océan, tout ça sans faire couler le sang — ou presque. Finalement, pourquoi pas ? Si ce n’était l’effarant projet initial : cet enfant, Clark, arme par nature entièrement forgée par une femme qui pousse la manipulation dans sa confession jusqu’à avouer douter parfois de ses choix.

Il est ici question de la toute-puissance et de la folie froide d’une mère, des sujets durs servis ici par la plume maîtrisée d’Anouk Langaney. La mère sait alterner les registres pour tenir sa fille tout au long de la lettre : un ton faussement léger pour faire revivre les « bons » souvenirs, suppliant quand on touche du doigt la part la plus sombre de l’histoire — « Je n’ai pas tué ma fille. Je te le jure. »— ou cruelle. Pour recouvrir une manipulation permanente dont l’un des ressorts les plus efficace est l’apparente sincérité qui surgit parfois : « Tu le vois ma belle, en cet instant où j’arrive une fois de plus à te décevoir, où tu me hais sans doute davantage encore que tout à l’heure, tu le vois bien, que je suis sincère ! Je t’écris pour que tu me comprennes, pas spécialement pour que tu m’aimes. » Une fois Clark refermé, on est tenté de le reprendre pour vérifier la cohérence des affirmations de la mère. Parce que le talent d’Anouk Langaney est en plus de nous faire douter jusqu’au bout de cette confession.

Tu as raison, je ne sais pas ce qu’est une bonne mère, et toi non plus ! Parce qu’employée ainsi, dans l’absolu, cette expression n’a aucun sens. Une bonne mère pour quelle occasion ? Dans quelles circonstances ?  Une bonne mère pour transmettre une recette de blanquette et trouver un gentil mari, ou pour survivre en cas d’Apocalypse zombie ? Toute la question est là.

La Strada
Publié le 23 juin 2021

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