Vous vous souvenez du Second disciple, cet excellent roman noir de Kenan Görgün? Eh bien avec Oublie que je t'ai tuée, l'auteur se livre à un autre type d'exercice et il se montre tout aussi brillant. Ce n'est pas un hasard si l'intrigue se déroule à New-York, et ce n'est pas une coquetterie. Kenan Görgün embrasse une forme de comédie noire qui fut très pratiquée par les Américains, en littérature comme au cinéma. Stan et Rosannah aurait bien aimé vivre dans une comédie romantique, mais tout comme Giedre fait remarquer dans une chanson "qu'on n'est pas dans une chanson de Grégoire", eh bien Kenan Görgün rappelle à son personnage qu'il ne vit pas dans une comédie romantique avec Meg Ryan et Tom Hanks. Il brosse des portraits au doux vitriol, avec un humour qui rappelle les riches heures de l'humour new-yorkais. Il rend hommage au cinéma, mais aussi à la musique, pop, rock, chaque chapitre étant un "track", un morceau dont les paroles douces-amères renvoient aux errements du personnage. Il rend hommage au New York de Paul Auster...
Quand j'ai commencé le roman, j'ai pensé à Boileau-Narcejac, mais aussi et surtout à Jean Delion, c'est-à-dire Jean Laborde (alias Raf Vallet) qui publiait sous ce pseudo des comédies noires et acérées, qui ont bien vieilli (j'ai en particulier pensé à Quand me tues-tu?). Car les personnages de Boileau-Narcejac sont très loin de ceux Kenan Görgün. Stan, son "héros", est un type ordinaire qui pleure sur son sort. Je ne crois pas pour autant qu'il ait voulu en faire un personnage détestable. Non, c'est plutôt un homme pris dans ses contradictions, une sorte de Monsieur Bovary. De même, les femmes du roman ne sont pas des femelles dangereuses pour les hommes qu'elles dominent. Kenan Görgün met Stan aux prises avec des femmes qui n'ont rien des garces ou des folles manipulatrices de Boileau-Narcejac : les temps ont changé, et Stan se sent remis en cause dans ses rêves, dans ses aspirations, par la réussite flamboyante de sa femme. Mais il n'est pas victime, il est juste à côté de la plaque. Pauvre petit bonhomme un brin castré (et je ne me moque pas), il comprend toujours tout trop tard, avec Susannah, avec "Strawberry Queen", et tout lui échappe. Pour autant, il n'est pas un personnage ridicule, et c'est toute la force de Kenan Görgün : là où les comédies noires et les romans à suspense se faisaient l'écho angoissé ou purement moqueur des changements de société, Oublie que je t'ai tuée saisit la complexité des sentiments amoureux, la difficulté de la performance qu'est devenu l'épanouissement dans le couple, la parade des vanités sociales. Stan n'est pas ridicule, il est déboussolé.
Kenan Görgün réussit brillamment l'exercice d'une comédie noire qui saisit l'époque, il utilise avec brio les codes (ah le policier qui pige tout l'air de rien, avec ses chewing-gums aux parfums variés, sa vieille bagnole, Columbo, si tu nous entends! J'ADORE), mais l'exercice n'a rien de vain. [...] Kenan Görgün n'est pas le jouet des représentations sociales, il les regarde en face, mi-sérieux, mi-amusé, jamais dupe.