L’Ensorceleur des choses menues est à la fois le titre et la profession du personnage principal du récit, Barnabéüs, vieil homme mais jeune retraité, à la limite de la misanthropie. Son fond de commerce vient de la connaissance de quelques sortilèges simples : réparer un meuble, faire remonter de l’eau dans les canalisations et un brin de lévitation, des choses menues donc mais dont les applications améliorent grandement la vie quotidienne. Même si la fantasy met(tait) en scène des personnages âgés peut-être plus souvent que d’autres genres, comme Dumbeldore, Belgarath et autres Gandalf, avatars de Merlins, ils souffrent souvent du syndrome « je sais tout, je suis puissant mais je fais rien parce que l’auteurice a besoin d’un deus-ex-machina sous le coude». Les vieux, il n’y a que Perceval qui trouve ça classe et mystérieux. Barnabéüs n’a rien de tout ça quand il rencontre la jeune Prune et qu’il décide, sans s’en rendre compte, de l’aider voire d’en faire une apprentie. La relation entre les deux personnages est tantôt touchante, quand chacun fait un pas vers l’autre et se met même en danger, tantôt pathétique en raison de leur incapacité à se comprendre, l’ensorceleur étant notamment incapable d’adopter la bonne posture vis à vis de la jeune fille. Bon an mal an, ils se lancent dans une quête désespérée, et surtout interdite, pour retrouver le frère de Prune.
« Poser un sort, c’est comme faire un nœud. Il y en a qui sont lâches, qui se détendent et cèdent rapidement, et d’autres qui se serrent, se crispent comme un cordage de marin qu’on trempe dans l’eau et qui durcit tant et plus qu’on ne peut plus le dénouer sans le trancher. Les premiers sont rentables, les seconds sont à réserver aux amis qu’on ne fait pas payer. Maintenant, tu dois me le répéter dans l’oreille jusqu’à ce qu’il soit parfois. Si l’on se trompe, les conséquences peuvent s’évérer désastreuses ; tant de sorts se ressemblent que l’erreur est fréquente. »
Le monde dans lequel ils évoluent dévoile son originalité petit à petit. Au premier abord, il s’agit d’une fantasy urbaine, avec des quartiers très marqués : la cité où vivent les classes supérieures et les mages – bien plus puissants à priori que les ensorceleurs – et le faubourg où vit le reste de la population, dont lesdits ensorceleurs. La sédentarité est la règle et seuls quelques rares élus et marchands voyagent vers les autres cités. Celles-ci sont séparées les unes des autres par des montagnes, des lacs, des tunnels… et il n’y a souvent qu’un seul passage pour circuler de l’une à l’autre. Les lieux qu’ils sont amenés à visiter sont souvent extrêmement dangereux, et parfois très étranges et surtout enclavés, comme obéissants à des règles naturelles différentes. [...] Ce voyage correspond peu ou prou à la première moitié du récit et, même s’il est nécessaire et apporte son lot de rebondissement, il est tout de même un peu répétitif. L’ensorceleur des choses menues se révèle finalement être un récit de Dark Fantasy, mais qui a l’intelligence de ne jamais succomber à la facilité : pas de tripes ou de sexe à foison pour faire cool (spoiler : écrire des scènes de viol ou de torture ne fait pas de vous un adulte). L’ensemble n’en est pas moins sombre et dérangeant, mais mené avec maturité et respect des lectrices et lecteurs.
« Non, chacun doit rester à sa place. Aux mages les hautes œuvres, aux ensorceleurs les choses menues et au peuple le travail, cela fonctionne bien ainsi. Quand nous reviendrons, si notre voyage n’a pas porté ses fruits, eh bien nous verrons ! Si tu rejoins la guide et si tu le souhaites, je te prendrai comme apprentie, mais, attention, tu sais ce que cela veut dire.
Prune le fixa soudain, indiquant des sourcils qu’elle ne comprenait pas bien. Barnabéüs se racla la gorge, comme s’il allait dire quelque chose de difficile.
– Si tu deviens une ensorceleuse, tu ne pourras plus épouser un ensorceleur, c’est contraire à la loi.
Elle pouffa. »
Donc pas de Dark fantasy à base de démons mais juste le cynisme ordinaire des puissants. La société est profondément inégalitaire : les mages sont privilégiés et le peuple survit difficilement, les ensorceleurs des choses menues étant à peine mieux lotis. Pourtant, la magie s’enseigne avec une très grande facilité puisqu’il suffit d’apprendre par cœur une formule, soit quelques minutes de travail, pour produire un effet apparemment sans don préalable. Pourtant, chacun reste strictement à sa place dans cette oligarchie et les connaissances ne circulent pas. Régis Goddyn dépeint une société figée, stagnante, où le conservatisme est finalement le seul principe partagé, y compris au sein des classes les plus défavorisées. Comme dans toute ces sociétés, ce sont les femmes qui paient le prix le plus élevé, renvoyées essentiellement aux rôles d’épouses et de mères. Les mages sont à la manœuvre et disposent non seulement d’influence, mais aussi de ressources ésotériques : se contenteront ils de pouvoir et de luxe ? Que veulent-ils réellement et que sont-ils prêts à faire pour atteindre leurs objectifs ?
L’ensorceleur des choses menues de Régis Goddyn est une dystopie magique, qui prouve avec intelligence que le privilège appelle le privilège et que le cynisme n’a pas de limites.
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