La Migration annuelle des nuages, ça raconte quoi ? On est dans un monde post-apocalyptique et dans une petite communauté très soudée. Dans ce monde, Reid reçoit une lettre d’admission à l’université, une chance incroyable pour elle. Premier problème : Est-ce que l’université en question existe ? Deuxième problème : Comment la communauté fera sans elle, car tout le monde est indispensable ? Troisième problème : Elle a inoculé un parasite qui lentement la ronge. A-t-elle le droit de prendre cette chance ?
Le premier truc marquant avec ce livre, c’est le côté extrêmement réaliste de cet univers post-apocalyptique. On sait que le climat a changé. On sait aussi que le monde d’avant n’existe plus parce qu’il n’y a plus de moyens de communication modernes comme Internet, tout simplement. Les livres sont extrêmement rares parce qu’ils ont servi de combustible, tout simplement. On ne sait plus non plus comment utiliser l’ancienne technologie, comme l’électricité. Les gens se retrouvent dans de petites communautés comme ici avec Reid, où les gens se sont regroupés dans un ancien laboratoire. En dehors, c’est très dangereux car on retrouve des gens isolés, mais aussi, il y a les porteurs de parasites.
Ce parasite, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est ? C’est un champignon qui se greffe sur notre système nerveux et qui prend certaines décisions pour nous. D’ailleurs, on retrouve ce fameux champignon dans la nature. C’est le Cordyceps. C’est un champignon dont les spores poussent les insectes à adopter des comportements erratiques, semblant prendre le contrôle de leurs esprits, et ce jusqu’à leur mort. Et on parle déjà de ce champignon dans la pop culture puisque c’est celui qui transforme les gens en zombie dans The Last of Us.
Dans ce monde, d’ailleurs, ce parasite peut prendre en main certaines des réactions des personnes et cela les marginalise puisqu’on sous-entend que certaines activités comme la chasse leur sont interdites. Reid, notre héroïne est totalement capable de faire cette activité, plus que l’un de ses amis. Mais, on lui fait bien comprendre qu’elle n’est pas la bienvenue. Pour elle, c’est une double peine parce que : Elle n’a jamais eu le choix d’être infectée : le système dans lequel est née l’a condamnée dès le départ. Et maintenant, elle doit subir parfois la stigmatisation à cause de sa nature même. Ce petit passage montre comment notre société traite les gens en situation de maladie ou de handicap. Reid incarne ce que vivent beaucoup de personnes atteintes de maladies invisibles ou de handicaps non apparents : on a une société qui doute de ces personnes, qui minimisent leurs souffrances et qui les voient comme un fardeau. En fait, Reid est dans une sorte de zone grise : pas assez malade pour être excusée parce qu’elle bosse à fond pour la communauté, mais pas assez saine pour être totalement acceptée non plus. C’est ce que vivent les personnes atteintes de maladies orphelines ou de handicaps invisibles comme les maladies auto-immunes, les troubles neurologiques ou mentaux et les maladies génétiques rares. Reid doit prouver deux fois plus que les autres qu’elle est capable.
Et pour en rajouter une couche, dans ce monde, on doute de tout. Car il n’y a plus de moyens de communication. Je vous donne un exemple criant. Reid a lu quelque part que la ville de Paris existe dans un livre. Mais est-ce vrai ? Ce n’est pas si bête ! Elle n’a jamais vu d’images de Paris à la télévision, n’a jamais pu y aller et n’a jamais entendu quelqu’un en parler. Et ça, ce concept de connaissances fondé sur les livres, on le tient d’un super auteur : Umberto Eco. Et ce qu’il dit : c’est qu’on tient une information pour vraie parce qu’on a confiance en la communauté scientifique et qu’on accepte une sorte de division sociale du travail culturel.Donc, pour baser notre savoir, on s’appuie sur des gens spécialisés pour le prouver. Mais que se passe-t-il quand il n’y a plus de scientifiques ? Eh bien, avec ce système, on ne peut plus se baser que sur ce qu’on peut prouver soi-même. Ainsi, dans ce monde, personne ne peut savoir si Paris existe ou pas. De même, personne n’est revenu de l’université qui a donné une lettre d’admission à Reid, donc comment savoir si l’université est réelle ou pas ?
Ce premier tome va donc se résumer en une seule chose : le choix. Reid va-t-elle partir ou non ? Elle va donc se poser la question de l’existence de cette université et surtout si elle est capable et mérite d’y aller parce qu’elle est atteinte du parasite. Ce dilemme, c’est une réflexion sur le libre arbitre. Et tout le monde a eu ce type de réflexion, y compris et surtout quand on veut faire des études au loin. Si je décide de partir pour changer de métier, ou pour faire des études alors que dans ma famille personne n’a fait d’études supérieures, par exemple, est-ce que j’ai le droit de choisir cette voie ? Qu’est-ce que cela implique, surtout ? Car on appartient toustes à une communauté et il est indéniable qu’on est en circuit fermé. Or, si je pars, je sors de ce cercle. Je peux revenir mais je reviendrai changée. Et si j’ai un handicap donc je doute de mes capacités à accomplir quelque chose, et bien… Est-ce que j’ai le droit de prendre la place ? Plutôt que de la laisser à une personne valide, par exemple ? Ce thème de choix est tout bête, mais il est réellement universel car tout le monde a eu ce genre de choix à faire dans la vie. Et ce choix n’implique pas que nous. Ici, on a aussi le poids de l’avis des autres personnes. Ici, on a le chantage affectif de sa mère qui est terrifiée de laisser partir sa fille. Il y a l’avis de son ami Henryk qui veut l’encourager, mais a totalement conscience qu’il est une ancre pour elle. Enfin, il y a le rejet de certaines personnes de la communauté.
Et ce qui est super intelligent, c’est qu’en prenant l’avis de cette petite communauté, l’autrice nous montre le monde tel qu’il est devenu. Et elle ne se prive pas pour faire une critique sociale forte et totalement actuelle. Je vous donne les sujets en tentant de vous spoiler le moins possible. Attention, cette cascade est réalisée par une non professionnelle ! Ce qu’on sait de ce parasite, c’est qu’il est arrivé en même temps qu’une autre mesure politique : la suppression du droit à l’IVG parce qu’il y a un moins d’enfants à naître. Le fameux réarmement démographique qu’a tenté de faire passer notre président il y a quelques temps. Eh bien, il y avait possibilité de détecter ce parasite in utero. Or, comme la contraception et l’IVG ont été supprimées, non seulement le virus s’est propagé mais en plus, on a retiré le choix aux femmes de faire ou non des enfants dans un monde aussi difficile. En fait, avec cette décision politique, c’est devenu un cercle vicieux : s’il y a moins de naissances, il y a une espèce de panique politique parce qu’on est toujours dans cette optique de : il faut une augmentation de la population d’un pays. Et si la politique panique, on interdit l’IVG, privilégiant le nombre de naissances à la qualité de vie d’un enfant. Parce que, arrêtez de vous leurrer : les enfants à naître dans ce contexte ne seront pas les privilégiés. Mais plus on a de naissances forcées, dans ce monde, plus on a d’infectés invisibles à la naissance. Ainsi, le parasite se répand sans que personne ne puisse l’arrêter. La société intègre donc une peur latente : qui est vraiment infecté. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, en fait, mais l’autrice, par ce fait, critique de manière assez virulente les politiques répressives sur le contrôle du corps et démontre de manière simple et par la Science-Fiction les conséquences sur le long terme.
Ce qui est vraiment terrifiant là-dedans, c’est qu’on ne peut plus revenir en arrière sur ces droits réprimés et spoiler alert, dans la vraie vie d’aujourd’hui, c’est pareil. C’est ce qui se passe exactement aux États-Unis aujourd’hui et cela nous pend au nez en France : on habitue les nouvelles générations à vivre avec moins de droits, prétextant que chez les autres, ce serait pire et surtout, on les convainc que c’est tout à fait normal !
Il y a encore (oui je sais) un autre sujet à développer sur la mémoire. Je vous ai parlé plus tôt que Reid ne pouvait savoir si l’Université existait ou pas. Et qu’en prime, il n’y avait plus de communauté scientifique pour appuyer le savoir collectif. C’est aussi une critique forte de nos moyens de diffusion de l’information, et on parle d’une autrice ici qui est une scientifique, et c’est un sujet que je trouve dans pas mal d’autres livres. Je suis la première fautive, mais quand on cherche une réponse à une question ? Quel est votre premier réflexe ? Aller sur Internet et surtout, vous ne regardez plus les sources pour vérifier ce qui se dit. C’est en partie le phénomène d’Umberto Eco dont je vous parlais plus tôt : on ne fait plus confiance au savoir expérimenté par soi-même mais par le savoir de ce qu’on glane dans les livres et de notre génération : sur Internet. Sauf que lorsqu’on fait une recherche, aucune information n’est vérifiée car c’est celle qui accumule le plus de vues, de clics ou qui paie de la publicité qui est mise en avant. Sauf que ce ne sont pas les informations vérifiées qui sont le plus lues. C’est déjà un premier problème et c’est le véritable enjeu de notre ère d’information. Mais l’autre enjeu est issu de la Loi de Brandolini : pour démontrer qu’une information est fausse, il faut beaucoup plus d’énergie que d’énoncer une fausse information. La meilleure illustration que j’ai sous la main est évidemment Donald Trump. La situation dans ce roman est une réflexion de ce qui arrive quand une société perd son accès au savoir. Cela ne veut pas dire qu’elle ne vivra pas correctement, la communauté de Reid le démontre très bien. Mais elle ne peut pas faire confiance aux informations qui lui arrivent. C’est une petite pique de l’autrice qui montre une société à qui on coupe l’accès libre à l’éducation et qui laisse se propager des fake news jusqu’à ce que la liberté devienne floue. Et c’est exactement ce que l’on vit en ce moment.
Autre chose, on observe dans les dialogues que les protagonistes utilisent des mots et des expressions sans savoir ni comprendre leurs origines. C’est un phénomène réel : des tournures de phrases survivent dans le temps et dans le langage alors que le contexte disparaît. Regardez un peu vos expressions et dites-moi si vous savez à chaque fois ce qu’elles veulent dire réellement. C’est une réflexion sur l’héritage immatériel : ce que nous laissons aux générations suivantes ne passe pas uniquement par les livres ou les lois, mais aussi par la culture, la langue et les habitudes. Il ne faut pas perdre les petites particularités locales.
Vous allez me dire : dis donc ? C’est pas mal avec si peu de pages. Oui, et pourtant, comme je vous le disais au début, ce roman ne parle pas de tout cela, c’est juste la toile de fond. Le thème réel de ce roman est le choix. Reid doit-elle partir à l’université… ou pas ? Et c’est cela qui change pas mal car dans la plupart des univers post-apocalyptiques, on se concentre sur l’action, sur la survie immédiate. Or, ici, on survit très bien. Mais on va se concentrer sur le fait de partir ou de rester. Et il y a une tension énorme par rapport à cela, car tout le contexte que l’on a développé peu avant va faire pencher les décisions dans la balance.
C’est rare de voir un roman où l’enjeu principal est la prise de décision elle-même. Reid n’a pas juste une opportunité : elle doit évaluer un risque et ce qu’elle laisse derrière elle : Peut-elle abandonner sa mère souffrante (elle est aussi atteinte du parasite) sans culpabiliser ? Peut-elle faire confiance en une institution qu’elle ne connaît pas ? Est-ce qu’elle sera capable de s’adapter à un nouvel environnement en étant infectée ? Est-ce que son choix lui appartient vraiment ou est-il influencé par le parasite?
Ce risque, on le fait tous les jours. Il s’appelle le taux d’investissement en capital humain et cela a même été développé par Gary Becker dans les années 60. En gros, il partait du principe que plus on fait d’études, plus on a un salaire élevé. Donc, pour savoir si on fait des études supérieures ou pas, il faut calculer l’investissement dans les études que l’on appelle le coût d’opportunité et que l’on voit s’il est compensé plus tard par les salaires perçus ensuite. L’enjeu pour une famille aisée n’est pas si tangible, mais pour les transfuges de classes, c’est un calcul à faire qui va permettre de réaliser ses capabilités (concept développé par Amartya Sen). Ça correspond à la liberté pour un individu de choisir un mode de vie auquel il attribue de la valeur. Pour l’appliquer à notre livre, c’est très simple. Reid est très active et contribue beaucoup dans sa communauté car elle fait de l’artisanat. Si elle part : sa productivité s’en va. Sa communauté pourrait accepter qu’elle parte voire même l’aider et aider sa mère si, lorsque Reid reviendra et si elle reviendra, elle pourrait apporter un savoir qui améliorerait la vie de chacun. Et cette prise de décision va être influencée par plein de facteurs qu’on ne maîtrise pas totalement d’ailleurs : notre éducation, notre environnement, nos responsabilités et même notre propre corps (ici, le handicap de Reid).
Dans notre quotidien, on peut aussi se demander : Est-ce que je fais ce choix par peur du changement ou parce que c’est vraiment ce que je veux ? Est-ce que je reste dans cette situation parce que c’est plus facile ou parce que c’est la meilleure chose pour moi ? Mes contraintes, qu’elles soient familiales, économiques et sociales, me laissent-elles réellement le choix ? Vous voyez ? La décision de Reid n’est pas si éloignée du genre de décisions que nous prenons tous et toutes. Et c’est peut-être cela qui nous tient tout du long dans ce roman. Mais alors ? Quel est l’intérêt d’une suite ? Eh bien peut-être pour voir si Reid a fait le bon choix. Peut-être pour en découvrir plus sur le reste du monde. Comment il fonctionne. Sur ce parasite.
Et quand bien même. Le premier tome peut se suffire à lui-même. Rien qu’à lui tout seul, en toute simplicité, il est un roman très engagé. Et il est aussi très intelligent parce que, s’il se lit vite, on y réfléchit encore longtemps après. Il peut aussi servir de guide, pourquoi pas, pour calleux qui se posent des questions sur leurs choix. Et c’est peut-être aussi cela que j’attends du tome 2. Savoir ce qu’il apportera de plus. L’autrice a plus qu’attisé ma curiosité. Vais-je être déçue ? Vais-je lire ? Tant de questions.