Un livre SF percutant, engagé et intelligent qui questionne l’habiter dans toutes ses dimensions, ici dans un être vivant.

Ru - Une bulle de fantasy
Article Original

[...] La construction du récit est plutôt classique sur la première moitié du livre. On a affaire à un roman choral à trois voix qui s’alternent au fil des chapitres, jusqu’à un point de rupture où la déconstruction de l’histoire est franche et âpre à suivre. C’est un ouvrage qu’il faut prendre le temps de savourer. J’ai mis deux semaines pour arriver jusqu’au bout, contre quelques jours en temps normal pour lire un roman de cette taille (300 pages). Je n’en ai pas été frustrée. Ru fait partie de ces livres qu’on ne peut pas « rusher » sans jeu de mots ^^ Le récit est empli de réflexions profondes sur la société sur lesquelles il est nécessaire de méditer entre deux sessions de lecture.

Bref, Ru est un roman SF original, engagé et réflexif, très intelligent si on prend le temps de bien l’analyser. Une vraie réussite pour l’auteur !

Ma note : 18/20

Les + du roman :

  • Une vision géographique habilement menée (la notion d’habiter) :

Ma formation en géographie est une agréable malédiction (ou pas ^^) qui me fait regarder le monde en permanence à travers un filtre géographique. Je n’ai pas pu m’empêcher de trouver le travail de Camille Leboulanger brillant de ce point de vue-là. En effet, tout son roman questionne en réalité la notion d’habiter, ici habiter un être vivant, Ru, au début couché, puis debout, immobile ou en mouvement.

Cette notion, chez les géographes, regroupe traditionnellement quatre dimensions : vivre, se déplacer, cohabiter, pratiquer l’espace et/ou l’aménager. Camille Leboulanger interroge chaque catégorie qui se réinvente à la moitié du livre, en raison du monde vivant et mobile dans lequel vivent les protagonistes. Il n’a pas besoin de fournir une carte, puisque chaque lecteur sait situer les différents membres et organes d’un corps.

Pour ce qui est de vivre, l’auteur a très bien décrit les différences existantes entre les parties du corps de Ru couché, avec les plus riches vers la Tête avec de meilleures conditions de vie et les plus pauvres vers le Côlon avec des conditions de vie précaires. Il n’y a pas de mixité sociale, puisque chaque catégorie sociale vit séparée, a ses centres commerciaux dédiés. On constate même un certain rejet d’une partie de la population qu’on veut invisibiliser, comme l’existence de la zone où sont enfermés entre des murs épais les drogués de Ru qui s’abreuvent de son sang. Après le changement de position de Ru, il n’est plus possible pour les habitants survivants de vivre comme avant. Il faut se réinventer, en prenant en compte la verticalité de Ru et ses déplacements intermittents.

Au début du livre, les personnages peuvent se déplacer entre les membres et organes, le long du corps de Ru couché, par le biais par exemple d’autoroutes sur la Moelle, ou de trains, le RuWay, ou à pied, comme entre les interstices des muscles, aussi appelés l’Intramonde. Une fois que Ru s’est relevé, les transports et les anciennes infrastructures ont été détruits. Il n’est plus possible de se déplacer autrement qu’à pied.

Pour ce qui est de cohabiter, deux tendances se dégagent. Tant que Ru était couché, les habitants ne cohabitent presque jamais, autrement que par catégorie sociale. Il n’y a pas de mixité sociale. Même lors des événements culturels, comme le festival de cinéma auquel participe un des personnages principaux, seuls les habitants de la Tête sont conviés. Il n’y a donc pas de mixité culturelle, jusqu’à la moitié du livre où les habitants de quartiers très différents se mélangent pour former le Reflux Gastrique, une grande manifestation pour protester contre l’arbitraire du pouvoir et les injustices sociales. À partir de là et aux déplacements d’un Ru debout, la mixité tente de se frayer un chemin dans les esprits, avec une participation de tous à la construction d’une nouvelle société (les fameux trois groupes politiques qui se détachent à la fin du livre, après d’âpres et longues réunions mouvementées).

Quant à pratiquer l’espace et/ou l’aménager, c’est la dimension la plus intéressante du livre. L’aménagement de Ru est double dans le récit. La première moitié du livre montre un aménagement similaire à l’extérieur de Ru, inadapté aux caractéristiques d’une créature vivante qui pourrait potentiellement se relever. La deuxième moitié de l’histoire interroge un nouvel aménagement qui tienne compte de la nouvelle verticalité de Ru et de ses déplacements. C’est une autre manière de concevoir les infrastructures qui est ici questionnée, sans trouver de réponse définitive à la fin de l’histoire. Les habitants sont invités à y participer en donnant leur avis, par le biais de ce qu’on appelle la démocratie participative.

Il n’y a pas une manière de pratiquer l’espace, mais autant qu’il y a d’individus. Cet aspect touche plus profondément aux représentations individuelles et au vécu de chaque personne. Dans son livre, Camille Leboulanger a laissé la parole à trois/quatre personnages qui n’ont pas du tout le même vécu ou la même vision des choses. Y., renommé Youssoupha, un migrant venant de l’extérieur et recueilli à Ru pendant son adolescence, peine à s’intégrer dans la société et en a une vision étriquée. Coré, anciennement Agathe, une autochtone de Ru, n’ayant jamais vécu ailleurs qu’à l’intérieur de la créature, ne se sent pas à sa place parmi les siens, et explore tous les recoins de son monde. Alvid etson mari Sandro, des personnages en visite à Ru, portent un regard sensible d’artiste sur ce monde étranger au leur. Ils tentent d’en percer les secrets. Ces personnages offrent une vision très différente et personnelle de ce qu’implique véritablement d’habiter Ru, lorsqu’il est couché ou debout. Cela permet au lecteur de comprendre qu’habiter un espace est un acquis sociétal et non quelque chose d’inné. C’est quelque chose qui n’est pas immuable, mais qui est amené à évoluer dans le temps.

  • La variété des personnages narrateurs au destin digne des tragédies grecques :

Les personnages, nommés ci-dessus, gardent une distanciation avec le lecteur. Bien qu’on les suive de près par une alternance de points de vue et de chapitres, il est difficile de réussir à s’identifier à eux. Ils sont pour nous une porte d’entrée vers cet univers de chair et de sang. Ce qui permet de vraiment se soucier de leur sort, c’est leurs émotions fortes et leur destin digne des récits de tragédie grecque. L’un subit l’ostracisme, comme dans la démocratie athénienne ; quand les autres perdent un sens : l’ouïe, la vue. Dans le cas d’Agathe/Coré, on peut voir un parallèle avec la déesse grecque Perséphone, aussi appelée Coré, qui est marqué par une dualité, en perpétuel hésitation et déplacement entre deux mondes. Dans le roman, cela se concrétise par des mobilités entre le monde habité de Ru et le monde caché et plus intime, l’Intramonde, et le fait que le personnage ne trouve sa place nulle part. Dans le cas d’Alvid et de Sandro, on peut établir un parallèle entre deux mythes grecs : celui d’Orphée (le musicien chanteur) qui tente de ramener Eurydice, alors aux Enfers ; celui d’Œdipe, aveugle, guidé par sa fille Antigone hors de la cité de Thèbes. J’ai vraiment eu cette vision-là en voyant Sandro tenter de ramener Alvid de la zone et de l’Enfer rouge dans lequel il s’était perdu.

  • Un roman engagé (la critique de notre société) :

Toute la première moitié du livre met en exergue les défaillances du monde de Ru, en tout point semblable au monde extérieur. À travers les personnages, le récit permet de critiquer et dénoncer certains aspects de la société : le racisme prégnant, le rejet des migrants, le capitalisme, l’ignorance du changement climatique, le modèle démocratique actuel, la froideur et l’opacité des institutions politiques et administratives, les violences policières, le suicide et le mal être des profs, la perte d’identité dans un monde à deux vitesses avec les plus aisés (dans le haut du corps) et les plus démunis, les travailleurs agricoles et industriels (dans le bas du corps).

D’ailleurs, j’ai beaucoup aimé le parallèle sur la séparation de ces catégories sociales avec d’autres œuvres en SF. Je pense notamment au livre Les monades urbaines de Robert Silverberg (1971) où chaque monade (gratte-ciel) s’organise par zones reprenant les noms de villes du monde et classant les habitants par importance de haut en bas. D’ailleurs, les agriculteurs sont en-dehors de ces monades, présentés comme des personnes peu cultivées et travaillant la terre pour les autres. On peut aussi penser au film Metropolis de Fritz Lang (1927) où on imaginait une ville futuriste à notre époque avec les plus riches vivant au sommet de la cité dans des jardins suspendus, tandis que les plus pauvres, les ouvriers, travaillent pour eux tout en bas dans une atmosphère étouffante. Ces ouvriers finissent d’ailleurs par se révolter contre cette situation inique.

Cet aspect de révolte se retrouve aussi à la moitié du livre, quand les populations du bas du corps de Ru se « ruent » vers le haut de son corps pour protester contre le pouvoir existant. C’est le Reflux gastrique, qui fait penser aux mouvements des gilets jaunes ou à la colère des agriculteurs sur les routes et autoroutes de France dernièrement.

Ce roman SF est donc riche en réflexions et permet de s’interroger soi-même sur la société actuelle et sur les leviers à notre disposition pour la transformer.

  • Une réflexion du monde de demain (une utopie ?) :

On en vient à la deuxième moitié du livre qui amorce un véritable bouleversement avec l’anéantissement de la société telle que construite par les humains dans le corps de Ru qui se relève. À partir du chaos, les survivants doivent réussir à s’organiser pour bâtir le monde de demain. J’ai eu l’impression d’assister aux états généraux avec les différentes strates de la société qui se réunissaient pour faire part de leurs doléances et de leurs souhaits pour l’avenir. Le personnage de Coré m’a d’ailleurs beaucoup fait penser à Marat, par son côté bourru et obstiné, pas forcément toujours conciliante. On assiste même à la naissance d’une sorte de nouvelle DDHC, d’un contrat social qui n’est pas sans rappeler les idées des philosophes des Lumières, ni des applications de la démocratie athénienne (le tirage au sort notamment pour mener des fonctions politiques ou administratives). L’égalité des citoyens, des biens, l’absence de propriété, le partage des ressources essentielles à la survie, l’adaptation à l’environnement, l’acceptation d’autrui dans toute son altérité sont des thèmes de réflexion qui sont abordés tout au long de la deuxième moitié du récit. Habiter Ru, serait-ce une utopie ? Non, ici les balbutiements politiques en collectif sont loin d’être parfaits, mais pourraient-ils vraiment l’être ?

Ce qui est certain, c’est que cette lecture ne laisse pas indifférent, même après avoir refermé le livre.

Les – du roman :

  • La structure narrative du récit :

Un défaut de ce roman, et qui a pu ou pourrait en rebuter plus d’un, c’est la structure narrative du récit. Toute la première moitié du livre se lit très bien, assez facilement. Puis, vient la rupture inévitable, mais déconcertante à ce moment-là du récit, puis la suite. Je me souviens avoir été perplexe de voir arriver cette promesse narrative si rapidement. Je me suis demandée comment l’auteur allait réussir à rebondir et relancer son récit avec un nouveau souffle après cela. Il y a eu un flottement à ce moment-là dans ma lecture, peut-être à l’image de celui vécu par les différents personnages. J’ai eu du mal à ne pas décrocher à cet instant précis. Les débuts des chapitres qui ont suivi m’ont paru moins accrocheurs. Je ne comprenais pas où on était et qui on suivait, jusqu’à ce qu’on voie apparaître clairement le nom des personnages. L’écriture m’a semblé plus âpre, plus difficile à suivre dans sa trame narrative. Heureusement, mon intérêt a fini par être de nouveau titiller par les enjeux posés par l’auteur.

Si certains se lancent dans cette lecture, ne soyez pas surpris par ce petit moment de flottement entre la moitié et les deux-tiers du récit. La suite est vraiment bien construite, jusqu’à la toute fin surprenante, mais intéressante.

Bilan

Un livre SF percutant, engagé et intelligent qui questionne l’habiter dans toutes ses dimensions, ici dans un être vivant. Le récit subit une rupture déconcertante à sa moitié qui redistribue les cartes. À travers l’expérience différenciée de trois/quatre personnages venant ou non de l’extérieur, le lecteur peut également s’interroger sur sa propre place dans le monde et sur la société en général.

Bref, un livre qui me restera longtemps en tête que je vous recommande vivement !

Publié le 25 juillet 2025

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