Cruellement réaliste, profondément lumineux, Ru confirme le très grand talent d’auteur de Camille Leboulanger.

Ru - Yozone
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Camille Leboulanger sidère à chaque nouveau roman. Après avoir adoré Malboire et Le Chien du Forgeron, je me suis immiscé avec délectation dans Ru, happé par une couverture magnifiquement intrigante. Mais qu’est-ce que Ru ? Un monstre, gigantesque, abattu, colonisé. Sa forme ? Humanoïde, peut-être à six pattes. Immense, car les hommes y bâtissent un petit pays indépendant.

Et c’est leur plus grande erreur. Ainsi qu’on le voit avec Youssoupha et Agathe, Ru, le Ru des hommes, n’est que la copie des sociétés de l’extérieur, et non une utopie sociale. On a importé du béton, de l’acier, on a creusé, peint le plafond des cavités pour faire croire au ciel, et on a reproduit tout ce qui ne marchait pas dehors, les inégalités, la propriété. Ru est donc un microcosme qui éclate comme n’importe quelle société poussée à bout. Le réveil de la créature fait coïncider une catastrophe naturelle à ce bouleversement social, qui remet les choses à plat et force la population à repartir de zéro. Sur de meilleures bases ? pas forcément. Demeurent des envies de revanches sur les anciens puissants, une pulsion très humaine de chercher des bergers, des gardiens, des gens sur qui se décharger des décisions. Avec Alvid, on croise aussi des survivants bourrés d’humanité, prêts à tendre la main sans rien attendre en retour, encore moins dans un monde en pleine reconstruction où les vieilles règles n’ont plus cours.

Camille Leboulanger n’y va pas avec le dos de la cuillère dans sa critique sociale. Si on peut s’être imaginé Ru être l’Angleterre (avec l’acronyme de Royaume-Uni), on réalise bien vite, dès la « prise en charge » déshumanisée de Y, rebaptisé Youssoupha, que Ru est n’importe quelle démocratie capitaliste et conservatrice, qui voit d’un mauvais œil migrants, faibles, ratés, cas sociaux... tous ceux ayant échoués à entrer dans la norme qu’elle impose, réussir ou se satisfaire de rentrer dans le rang.

Youssoupha est terriblement émouvant. Envoyé en foyer, « sauvé » par une institutrice encore pétrie d’idéaux, il a bon cœur et accepte sa nouvelle vie, car malgré le labeur, le manque de reconnaissance, le traitement en sous-citoyen, c’est déjà tellement mieux que ce qu’il a fui. Chacun de ses choix est profondément humain. Peut-être mieux que les autres, il accepte d’être un rouage, une paire de bras nécessaire ici pour goudronner une route, là pour aller planter des légumes. Il acceptera même son dernier rôle, celui de bouc émissaire, parce qu’il le comprend nécessaire à une bonne marche du système.

La naïve Angèle disparaît après la répression de son groupe étudiant. Elle devient Coré, s’autoproclame Reine de Ru, et va vivre cachée du système, avant de découvrir les replis de la bête et le sous-monde qui vit dans les interstices musculaires. Avec elle, on explore l’intime de la créature, on écoute son cœur, on réalise qu’elle n’est pas morte mais en sommeil, on anticipe son réveil.
Mais la jeune militante surprend également : trop longtemps solitaire, elle a perdu ses envies de leadership, elle ne ressent plus ce besoin de guider. Au contraire, elle voudrait se désolidariser du reste de l’Humanité et d’une société qui ne comprend pas qu’elle n’est qu’un parasite de Ru, et que la bête n’a que faire de ces microscopiques créatures. De quoi remettre notre espèce à sa place, nous qui nous croyons trop souvent les maîtres du monde : d’un simple geste, Ru nous rappelle notre condition de fourmis, comme la planète et les catastrophes climatiques nous prouvent régulièrement notre incapacité à les dompter.

On pourrait en écrire encore long sur Ru, sur sa magnifique écriture, ses champs lexicaux, sa rythmique qui nous font voir, respirer, vivre Rouge Ru. Malgré trois personnages très différents, on se coule dans leurs pas avec facilité, on regarde ce monde par leur prisme, qui effritent chacun par un bout le tableau idyllique vanté par le pouvoir. On voit les occasions manquées, on espère ou non que la reconstruction y remédiera.
Cruellement réaliste, profondément lumineux, Ru confirme le très grand talent d’auteur de Camille Leboulanger.

Publié le 3 juin 2022

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