Ru est une créature aux dimensions si gigantesques qu’il semble vain de vouloir embrasser son corps d’un seul regard. Endormie, elle fut colonisée par l’homme qui choisit décidément toujours de conquérir des territoires naturels, même inhospitaliers pour asseoir sa prétendue domination. Ru est donc habitée, dotée de lignes de trains, d’une autoroute, de quartiers et de grands magasins. Organique, palpitant, l’univers imaginé par Camille Leboulanger est aussi original qu’il est bien construit. On est rapidement fasciné par Ru, par ses tons changeants, par l’image que chacun en a, de la matrice maternelle protectrice à la prison de chair. Ru c’est la société toute entière, elle nous contient, nous impacte et nous façonne qu’on le veuille ou non. Chacune et chacun en fait partie intégrante et si la colère gronde, la révolte pourrait alors changer les choses dans un soulèvement qui bouleversera tout. Ru est un roman qui nous envoûte par son étrangeté, qui évoque un reflet de notre société actuelle où l’auteur, engagé, a en effet des choses à dire. Ru c’est l’histoire d’un monde inégalitaire qui fait taire les débats sous les matraques et artificialise la nature. Oui, ce roman est bel et bien politique, mais l’auteur n’en oublie pas non plus l’importance de construire des histoires passionnantes, écrites sous une plume percutante.
Il sourit, comme il sourit tout le temps. Il fait des promesses qui, comme toutes les promesses, n’engagent que ceux qui les croient. Devant les objectifs, il parle longtemps, le visage fier, mais toutes ces paroles ne disent rien. Elles ne servent qu’à occuper l’espace. La vérité ne se trouve pas là. Malheur à ceux qui l’y cherchent.
Le roman alterne entre trois histoires différentes au coeur de Ru. Il y a d’abord Y, jeune garçon émigré qui débarque à Ru après de terribles épreuves et la mort dans le regard. Une vision de la migration réelle et bien difficile à regarder en face dans lequel l’auteur nous plonge dès les premières pages. Puis il y a Agathe, jeune fille originaire d’un quartier plutôt aisé de Ru qui se révèle à elle-même en côtoyant des milieux d’extrêmes gauche et qui conservera un regard rouge de colère et de révolte. Elle est la rage au coeur de nos tripes, la peur aussi et la désillusion de la jeunesse. Et enfin Alvid, cinéaste qui s’introduit à Ru pour y retrouver son mari disparu, apportant le regard extérieur sur cette société et sur la bête qui manquait aux deux autres. Passionnantes, ces trois histoires sont les témoins d’une Révolte et d’une reconstruction. Car c’est aussi ça Ru, non seulement une histoire de colère et de soulèvement populaire face à une société capitaliste de plus en plus inégalitaire et totalitariste, mais aussi le questionnement de l’après. Si la seconde moitié du roman m’aura moins embarquée que le début, ayant un rythme plus lent, j’ai trouvé l’ensemble de cette lecture assez remarquable et je ne peux que vous conseiller de vous plonger dans Ru qui nous fait bouillonner de rage, nous touche et nous laisse aussi avec quelques graines d’espoir à faire germer.
Nous avions eu mal pour la première fois et il était plus facile de faire comme si c’était la dernière, comme si la violence n’était pas tout autour de nous, tout le temps, comme les mille yeux et les mille oreilles de la préfecture. Vivre à Ru, c’est vivre avec la violence en sachant qu’on ne peut pas s’en échapper.
En bref, Ru est un roman effectivement organique et engagé. Fascinant, l’univers très original de l’auteur nous embarque complètement et illustre la société actuelle dans un reflet aussi réaliste que glaçant. Aux travers de trois destins, Camille Leboulanger nous parle d’immigration, de révolte, d’amour et de peur avec talent. Si la seconde moitié perd un peu en rythme, la lecture reste cependant passionnante et nous fait bouillonner de colère tout en distillant des touches d’espoir.
Les critiques de Yuyine