Je me suis lancé dans la lecture des rééditions de Guy Gavriel Kay chez L’Atalante. Après Les chevaux célestes, Le fleuve céleste et Les lions d'Al-Rassan, il fallait me pousser un peu au cul pour attaquer le suivant, parce que c’est quand même des gros pavés. Heureusement, une Elhyandra est venue me rappeler qu’une Lecture Commune des écrits de monsieur était en cours, et que celui qui passe à la casserole en Janvier n’est autre que La chanson d’Arbonne. Oh ça tombe bien, voilà une motivation, quelle bonne idée.
Le pays d’Arbonne vit au rythme des troubadours qui célèbrent l’amour courtois. Les femmes y sont respectées, ont du pouvoir, on leur écrit des chansons qui font le tour du continent. Pourtant, voilà plus de 20 ans que les deux ducs les plus puissants du coin se vouent une haine sans borne, fragilisant l’équilibre du pays. Au nord, le Gorhaut méprise ce tas de rigolos qui poussent la chansonnette, vénèrent une déesse et se laissent diriger par des bonnes femmes. Depuis le traité qui a fait la paix avec leur autre ennemi, le regard du Gorhaut se tourne au sud, on sent bien que la conquête les démange. C’est dans ce contexte que nous suivrons Blaise, mercenaire compétent qui loue ses services aux nobles d’Arbonne et ne demande rien à personne. C’est pourtant autour de lui (et de ses secrets) que le destin des deux nations va partir en vrille dans un enchainement de drames et de hauts faits que le lecteur découvrira à travers plus de 600 pages passionnantes.
Oui, c’est Guy Gavriel Kay, au bout du quatrième on commence à se douter qu’il fait pas n’importe quoi. On reprend donc la belle recette de « je reprends un contexte historique réel et je le secoue très fort en changeant les noms pour raconter ce que je veux ». La chanson d’Arbonne « pimpe » la provence médiévale du temps de l’amour courtois, et en bon sudiste j’étais comme à la maison… Bon, sauf que je sais pas chanter et qu’on a des autoroutes aujourd’hui, mais quand même, y’a du soleil et des cigales. Nous voilà donc avec une intrigue complexe de rancœur, de famille, de loyauté et de jolies chansons qui, avec l’aide de petits dominos très humains, va entrainer le destin de deux pays (voire un peu plus). C’est encore une fois la force de l’auteur, la précision dans la mise en place de tous ces personnages et tout ce qui les lie, c’est du travail d’orfèvre et ce qui m’a happé complètement.
Au-delà de ce contexte extrêmement solide et évocateur, de cette trame politique claire et forte en enjeux dramatiques, on a surtout une galerie de personnages qui portent le tout à la perfection. Sur l’année que couvre le roman, Blaise va découvrir l’Arbonne avec le lecteur, ses grandes figures et ses secrets. Il va croiser Bertran de Talair, un duc troubadour jovial qui cache un lourd secret, ainsi qu’une haine farouche pour son voisin et rival Urté de Miraval. Il va rencontrer toutes ces femmes fortes qui font l’Arbonne, la comtesse Cygne, Ariane, La grande prêtresse de Rian, Lisseut la ménestrel. Et il va faire face au cruel roi Adémar, et au non moins cruel prévôt Galbert de Garsenc dont la folie va précipiter une série d’évènements dramatiques. Tous ces personnages sont parfaitement posés, leurs enjeux et relations sont clairs et on n’a jamais aucun mal à s’y retrouver, ni à les aimer (ou les haïr).
C’est compliqué d’évoquer ce roman sans trop en dire, parce que l’intrigue est un tissage complexe de secrets imbriqués qui ne se dévoilent qu’au compte-goutte, d’évènements inattendus, de trahisons et de « miracles » qui s’enchainent tout au long du récit. La structure du bouquin est assez étrange à cause de ça, on s’attend à avoir une structure classique avec mise en place, évènement déclencheur, apothéose, mais tout est beaucoup plus subtil. Je suis arrivé à la moitié de l’histoire et je savais toujours pas quelle était la trame principale, ni à quel moment j’avais quitté la mise en place pour rentrer dans l’histoire en elle-même. Tout est tellement bien imbriqué, et se déroule de manière si naturelle, qu’on ne peut que saluer le talent du monsieur avec une jolie courbette.
Tout ça nous amène à un niveau plus profond, à parler des émotions que Guy Gavriel Kay arrive à provoquer avec tout ça. Parce qu’on peut analyser tant qu’on veut la construction exemplaire, la clarté du déroulement de cette énorme pelote de laine, les interactions entre les personnages, la beauté de la plume, tout ça n’est rien à côté de ce que ce pavé arrive à faire au final. J’ai été souvent ému par La chanson d’Arbonne (même si je suis un ours sans cœur), j’ai été déchiré par ses drames, enchanté par ses exploits. J’ai trépigné comme un gosse la veille de Noël pendant ces cent dernières pages magistrales qui jouent avec les attentes du lecteur avec des coups de théâtre et révélations qui n’arrêtent pas de pleuvoir. Ce roman joue avec nous. C’est du génie.
Merci donc à Elhyandra de m’avoir motivé pour lire ce petit bijou empreint de poésie, de musique, d’amour, de feminin, et qui pour le moment est mon préféré de l’auteur. Et vu que j’ai adoré les trois précédents, ça en dit beaucoup. Lisez La chanson d’Arbonne.
L'Ours inculte