L’Art et ses différentes déclinaisons artisanales forment un orphéon omniprésent dans l’œuvre de Guy Gavriel Kay. Tigane possède une troupe de musiciens vengeurs, Enfants du Ciel et de la Terre met en lumière un peintre, même Les Lions d’Al-Rassan pose un regard particulier sur les poètes, ou encore sur la médecine vécue comme un noble artisanat, Sarance évoque la mosaïque dans ses plus beaux atours,… Et, La Chanson D’Arbonne nous berce sur les rythmes de troubadours.
Ce choix de l’auteur ne s’interprète pas comme une lubie ou une volonté de conférer à ses récits un marqueur reconnaissable, bien que pour ce dernier, il le devient de fait. Kay se contraint à une fidélité historique inusitée en fantasy pour reconstituer à la fois une période et l’atmosphère particulière à celle-ci. Il avait atteint le sublime dans sa description de l’Espagne de la Reconquista et du Califat de Cordoue (Les Lions).
Préciser que l’Histoire n’est pas un simple enchaînement de faits et de contextes, et que les aspects culturel et spirituel doivent être pris en compte tout comme leur lente évolution paraît dérisoire. Pourtant, les textes de Kay méritent de souligner cette qualité indéniable consistant à associer les différentes facettes de la société choisie. Le fait et l’esprit culturel sont des leviers majeurs dans le déroulement des événements, les points de vue et les décisions parfois lourdes de conséquences.
Aussi n’est-il pas étonnant que l’Art et l’Artisanat soient au cœur de ses récits.
Dans le présent roman, l’ambiance créée est bien particulière. Elle possède un tempérament unique avec sa Cour d’Amour, mettant en lumière l’Amour Courtois du Moyen-âge. En Arbonne se développe une culture tout en douceur, élégance, raffinement et grâce. Elle est dirigée par une femme, Cygne, qui promeut la geste des troubadours et des trobaritz (les femmes troubadours, oui cela existait à cette période) et favorise l’expression poétique. Tout comme le fit Aliénor d’Aquitaine en son temps. N’oublions pas que son fils, Richard Cœur de Lion est également un de ces rois troubadours, tout comme Raymond VI, comte de Toulouse.
De plus, l’Arbonne vénére une divinité, une déesse, Rian, tournée vers l’empathie et la compassion. Cette société semble matriarcale. Elle en emprunte certains traits, sans toutefois rejeter l’homme, les Ducs ne sont-ils pas ses proches conseillers ? Ne sont-ils pas partie prenante des décisions ? Certes, mais le lecteur sent un penchant très féminin dans cette contrée. Ce sont elles qui sont aux commandes.
De fait, l’Arbonne fait figure d’exception dans ce paysage, surtout avec un voisin au nord particulièrement remuant, le Gorhaut.
En effet, le Gorhaut est à l’opposé du spectre politique et culturel. Là où l’Arbonne est femme, délicatesse, joie de vivre et résilience, le Gorhaut est puissance, brutalité machisme et austérité.
Le mâle y est glorifié. La femme se trouve asservie, méprisée, jouet sexuel au mieux, exutoire aux frustrations au pire.
Aussi, Adémar, Roi du Gorhaut, voit-il d’un œil désaprobateur sa voisine qui mérite – que dis-je? – qui cherche à être mise au pas, à ses genoux, prête à satisfaire ses aspirations les plus retorses (sexuelles incluses). Le souverain est chaleureusement encouragé par son principal conseil, un primât de premier rang, vénérant le Dieu Corannos.
La foi occupe une place de premier plan dans cette société, et pour maintenir l’emprise de ce clergé le recours à différents moyens de pression se tolère : meurtre, corruption, chantage, manipulation,…
Or, si l’Arbonne vénère la déesse Rian, elle n’en n’oublie pas Corannos, le dieu majeur de son panthéon. Les rites sont les mêmes dans les deux pays, et l’épine dorsale de leur religion est faite du même bois. Le schisme entre ces deux spiritualités si proches n’apparaît pas être un gouffre, le Gorhaut montre une image déplorable tout autant corrompu que fanatique, tandis que sa voisine peut se vêtir de tolérance et de droiture.
En outre, ce pays sort d’une guerre éprouvante et la cassette royale atteint un niveau alarmant. La population exsangue, en partie déplacée, aspire à des jours meilleurs… Impossible de ne pas lorgner sur la dodue Arbonne.
La Croisade des Albigeois aux XII° et XIII° siècle s’illustre dans les prémices de ce conflit… Le mouvement cathare s’étendit en Languedoc, notamment en réaction à l’image d’un clergé riche et parfois corrompu (pour faire très court). Ce dernier ne put laisser prospérer cette dissension au sein de l’Église, et mena une guerre qui accessoirement s’avéra riche en conquêtes territoriales… C’est ainsi que le pays d’Oc perdit son indépendance au profit du roi de France. Une trame qu’emprunte Kay dans cette relecture de l’Histoire.
Les tensions tout comme les frictions se diffusent par le truchement des personnages, un des points forts de l’auteur. Aliénor d’Aquitaine semble l’avoir inspiré pour Cygne d’Arbonne, une souveraine de caractère, mécène. Bien qu’il s’agisse d’un personnage plutôt secondaire, son aura bienveillante ainsi que sa résilience planent sur le récit d’un bout à l’autre.
D’autres femmes permettent de donner une dimension féminine à l’Arbonne, toutes assument des postes de premiers plans que ce soit en pleine lumière, de manière officielle, ou en tant qu’éminence grise. Nous noterons la présence de Lisseut, trobairitz. Rosala permet aux lecteurs de vivre la terreur des femmes du Gorhaut, vivant sur le qui-vive, l’appréhension rythmant chaque heure. Un portrait très réussi.
Une autre personnalité historique donne corps à un protagoniste de premier plan. Dante Alighieri, l’auteur de la Divine Comédie revit sous les traits de Bertran, Duc de Talair. L’un et l’autre sont des troubadours respectés et admirés, et une histoire d’amour intense marque leur âme. Aligihieri écrivit Vita Nuova en évoquant la force de son attachement à Béatrice (un prénom porté par une femme dans La Chanson, proche de Cygne), alors que Bertran vit dans l’ombre de son amour perdu. L’amour courtois est au cœur de leur œuvre (réelle et fictivre). Je suis restée partiellement insensible à cette partie du récit.
Beltran se lie d’amitié avec Blaise, le pont entre les deux mondes. Ce protagoniste bénéficie d’une belle mise en relief, avec une évolution cohérente et parfois douloureuse. Sans doute, celui qui permet de s’approprier au mieux les enjeux.
Enfin nous avons Adémar et Galbert de Garsenc, conseiller et primât du souverain. Ce sont les antagonistes du récit. Ils manquent d’ambiguïté, construits sans réelle subtilité. Certes Galbert s’avère retors, intelligent, fin, stratége, mais tout ceci est dédié à son entreprise vindicative et haineuse. Sa motivation s’avère plus égocentrique et vaniteuse que spirituelle. La religion pour cet homme n’est qu’un accessoire du pouvoir.
Quant à son roi, Adémar, homme de paille de fait ne pense qu’aux plaisirs que lui procurent les femmes…
A la lecture de ce qui précède, les thématiques proposées se démarquent naturellement : tolérance religieuse et civile, place de la femme, équilibre et harmonie. La juxtaposition de l’Arbonne et du Gorhaut permettant d’insister sur le volet des risques de l’intolérance, ainsi que de l’égalité homme/femme. Le contraste est vif, presque un peu trop pour un auteur qui fait preuve de plus de subtilité dans ses romans futurs. La nécessité d’un équilibre entre les sexes, sans rapport dominant, s’opère sur les deux tableaux. Au Gorhaut, la situation caricature le propos, tandis que l’Arbonne propose plus de subtilité dans cette thématique.
Il en ressort un sentiment de traitement pas totalement abouti, et une subtilité à parfaire.
Guy Gavriel Kay nous brosse un pan passionnant de l’Histoire de France, un pays précurseur au regard de la femme, favorisant les arts et l’amour. Une position si particulière et assumée que l’Arbonne nourrit la haine et la jalousie de ses ennemis. Les relations s’enveniment au point que le conflit paraît inévitable. Les personnages féminins occupent une belle place aux côtés de deux protagonistes attachants. Cependant, les antagonistes sont trop marqués pour l’équilibre du récit, et les thématiques auraient pu être plus approfondies.
Mais entendons nous bien, si ce roman de Guy Gavriel Kay devait être le niveau plancher de toute la fantasy écrite, je signe de suite pour en lire l’ensemble.