Comme à leur habitude, Marina et Sergueï Diatchenko nous proposent une véritable expérience de lecture aussi fascinante que déstabilisante et nous prouvent une nouvelle fois que la métamorphose peut prendre bien des formes.

Migrant - Sometimes a book
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Le triptyque des métamorphoses

Après Vita Nostra et Numérique, Migrant ou Brevi finietur est le troisième tome du fabuleux triptyque des Métamorphoses, triptyque qui n’en est plus vraiment un puisqu’un quatrième tome, suite directe à Vita Nostra a été écrit par Marina et Sergueï Diatchenko, plus de 10 ans après l’écriture des trois premiers. À ce jour, on ne sait pas encore si ce quatrième tome sera traduit en français et c’est pourquoi je continuerai à parler de triptyque dans le reste de cette chronique. 

Vita Nostra avait été une lecture incroyable, une véritable expérience qui aura complètement bouleversé ma vie de lectrice et qui fait partie de mon panthéon de lectures. Après un tel premier tome, difficile de faire le poids pour les suivants et, il faut le dire, Numérique et Migrant n’arrivent pas à la cheville de leur prédécesseur. Cependant, Numérique avait tout de même été une très bonne lecture pour moi et Migrant le surpasse encore. Même si vous avez peur d’être déçus par rapport à la lecture de Vita Nostra, je vous conseille donc de laisser leur chance à Numérique et à Migrant si le sujet vous intéresse, car ils possèdent eux aussi une place à part dans la production littéraire actuelle en imaginaire. Et, au contraire, si Vita Nostra ne vous intéresse pas, les trois tomes peuvent se lire complètement indépendamment donc n’hésitez pas à découvrir celui qui vous attire le plus. 

L’évolution des métamorphoses

Si vous ne connaissez pas encore ce triptyque, il s’agit d’une série de trois romans qui abordent tous la thématique de la métamorphose d’une manière très différente. Vita Nostra proposait une approche plutôt magique de la métamorphose. Numérique, comme son nom l’indique bien, était plutôt axé sur une métamorphose technologique. Migrant quant à lui propose encore quelque chose de très différent. On est ici dans ce qu’on pourrait qualifier de métamorphose de la matière. Ce troisième roman possède une approche complètement différente des deux premiers où la métamorphose concernait uniquement les personnages. Migrant, lui, nous fait vivre une expérience plus globale, métamorphose à la fois du monde dans lequel on évolue, mais aussi des personnages. Et pourtant cette métamorphose est aussi beaucoup plus fine, discrète. Beaucoup plus douce que celle des tomes précédents également. Migrant est sûrement le texte le moins sombre du triptyque, mais il est toujours aussi intéressant à décrypter. Marina & Sergueï Diatchenko nous montrent une nouvelle fois à quel point ils brillent pour jouer avec l’ambiguïté. Le récit nous emmène dans un monde étrange, un monde dans lequel tous les codes sont bouleversés et le roman nous propose de repartir de zéro et de tout redécouvrir à l’image du personnage principal.

Migrant, de quoi ça parle ?

Migrant met en scène le personnage de Krokodile qui va apprendre dans les premières pages qu’il a été sélectionné pour émigrer sur une autre planète suite à une demande qu’il aurait faite, mais dont il n’a plus aucun souvenir. Le choix possible de lieux où émigrer étant très limité, il se retrouve sur la planète Raa dans une époque passée où la Terre était au stade du Jurassique. Le voyage inverse est donc impossible et Krokodile va devoir apprendre à vivre sur cette étrange planète en apparence utopique où une nature luxuriante domine et où tout le monde semble vivre en harmonie sans manquer de rien. 

La première moitié du roman se concentre sur l’adaptation de Krokodile sur la planète Raa. Il découvre un nouveau mode de vie et se rend rapidement compte que les nombreuses règles qui régissent cette planète sont assez complexes. Le premier choix que Krokodile doit faire est le plus déterminant : on lui offre la possibilité de passer une série d’épreuves afin de devenir un citoyen à part entière de Raa. S’il échoue aux épreuves ou s’il décide de ne pas les passer, il obtiendra le statut de « dépendant ». Ce que cela signifie n’est pas bien clair, mais Krokodile décide de passer les épreuves, bien que cela lui ait été fortement déconseillé. La première partie du récit se concentre donc sur ces fameuses épreuves. Il s’agit d’épreuves de survie en milieu hostile réputées impossibles à réussir pour toute personne non originaire de Raa et qui n’aurait pas passé son enfance et son adolescence à les préparer. 

Se réinventer une nouvelle identité

À travers ces épreuves Krokodile va être confronté malgré lui et avec une certaine violence au monde qui l’entoure l’obligeant à entamer un processus de métamorphose d’abord à son échelle. La deuxième partie du récit qui va traiter des conséquences de la participation de Krokodile aux épreuves va le confronter à un processus de métamorphose plus global à l’échelle de la planète Raa toute entière. De manière générale, Krokodile va être victime de l’ambiguïté de ce nouveau monde où il doit apprendre à vivre. Le personnage doit lutter tout au long du récit avec une puissante perte de repère, lui qui a tout perdu, que ce soient ses habitudes, ses proches, mais aussi certains de ses souvenirs et même sa langue natale. Il doit se réinventer une nouvelle identité en se basant sur des codes qu’il ne connaît pas et qui sont volontairement ambigus.

– Si on lançait le concours de l’existence la moins pourvue de sens dans tout l’univers, j’aurais toutes mes chances de la remporter. (Les mots coulaient en se bousculant comme l’eau de la cascade.) Le moindre champignon dans la forêt a une existence cent fois plus significative. Le moindre insecte éphémère. 

– Et tu voudrais qu’il y ait du sens à ton existence ? demanda Aïra

– Non… Je dis ça comme ça. Je me fais plaindre, lâcha Krokodile en haussant les épaules.

Marina et Sergueï Diatchenko traitent parfaitement bien dans Migrant la difficulté à vouloir s’adapter dans un nouvel environnement sans pour autant accepter de renoncer à la personne qu’on était. Krokodile est un personnage déterminé et engagé qui veut avoir une place dans ce nouveau monde où il a été envoyé. D’un autre côté, il n’arrive pas à renoncer à son envie de retourner sur Terre. Ce tiraillement va permettre à d’autres personnages de le manipuler conduisant à des scènes d’une grande puissance narrative. Les personnages sont construits avec une grande intelligence et une grande finesse et à l’image du reste ils possèdent une grande ambiguïté. À aucun moment du récit on ne sait réellement à qui faire confiance, quelles vont être les réactions des différents personnages, ce qui donne une intensité et beaucoup de tension à l’intrigue. Quand, dans la deuxième moitié du récit, les enjeux finissent par dépasser tous les questionnements sur l’identité du personnage principal, on ne peut plus que retenir son souffle jusqu’à un dénouement doux-amer parfaitement maîtrisé.

Migrant joue finalement beaucoup avec les paradoxes, paradoxes qui nourrissent le récit et la planète Raa. Il remet en question nos sens, nos croyances, notre perception du monde, remet en question le but de nos existences. Comme à leur habitude, Marina et Sergueï Diatchenko nous proposent une véritable expérience de lecture aussi fascinante que déstabilisante et nous prouvent une nouvelle fois que la métamorphose peut prendre bien des formes.  

Publié le 26 avril 2024

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