Avec Migrant, Marina & Sergueï Diatchenko terminent de belle façon leur trilogie centrée autour des métamorphoses. Pas de divinités pleines de colère comme chez Ovide. Ici, les personnages doivent leurs transformations au monde dans lesquels ils évoluent, aux sociétés qu’ils fréquentent. Mais les changements n’en sont pas moins profonds et durables.

Migrant - Le nocher des livres
Article Original

Andreï Stroganov marche dans une rue sur Terre. Et d’un coup, il se retrouve dans un batiment labyrinthique où on lui annonce que sa demande a été acceptée. Qu’il va pouvoir migrer loin de sa planète. Premier problème : il ne sait absolument pas de quoi on lui parle, n’ayant jamais fait ladite demande. Deuxième problème, Kristal, la planète que son « moi futur » aurait choisi ne peut plus le recevoir. Il se trouve donc envoyé sur Raa, un monde champêtre qu’il va devoir comprendre très vite.

Une trilogie inégale

 

Migrant est le dernier tome d’une trilogie aux fils très lâches (histoires, personnages et thèmes différents), reliés par une parenté avec les Métamorphoses d’Ovide et cette citation latine « Vita nostra brevis est, brevi finietur… » (qui vient d’un chant estudiantin « Gaudeamus igitur » appelant à profiter de la vie). [...]

Migrant ?

Le nom « migrant » possède un sens très fort. D’autant plus dans notre société actuelle qui se déchire à propos du sort réservé à celles et ceux qui quittent leur pays et tentent de trouver refuge dans un autre. La France, par exemple. Par contre, il ne faut pas chercher de lien direct dans ce livre. Ne serait-ce que parce qu’il date, en V.O., de 2010. Mais il possède une portée universelle qui peut entrer en résonance avec l’actualité. Ce n’est cependant pas, à mon avis, sa qualité essentielle.

Ce qui prend le lecteur à la gorge, c’est que les auteurs nous balancent directement, comme Krokodile (le surnom du personnage principal), dans une situation incompréhensible. Pourquoi cette migration ? Même son double du futur ne le lui dit pas. Et qu’est-il arrivé à la Terre pendant ce transfert ? Qu’est-il arrivé à son ex épouse ? À son fils ? Et surtout, comment fonctionne la société qui régit la planète sur laquelle il se retrouve ? Imaginez-vous dans un autre pays dont vous n’avez jamais entendu parler, dont vous ne comprenez rien tant les règles semblent différentes de celles que vous connaissiez. Imaginez que l’on vous demande aussitôt, ou presque, de faire des choix qui vont avoir des conséquences définitives sur votre avenir. Que feriez-vous ? Krokodile, lui, résiste.

L’Épreuve

On lui parle d’une Épreuve, que passent tous les habitants de Raa (quel nom !) pour devenir, ou non, citoyen responsable. Si on ne la passe pas ou qu’on y échoue, on devient dépendant. Mais cela ne pose pas de problème de survie : le gîte et le couvert sont offerts à toutes et tous. Les migrants ne sont pas rejetés. Ils sont intégrés à la société de Raa. Mais Krokodile ne l’entend pas de cette oreille. Le fait qu’on lui dise qu’aucun migrant n’a réussi cette épreuve (à la différence de leurs enfants qui y parviennent, dans l’ensemble) le motive à essayer.

Et c’est parti pour un Koh-Lanta aux règles étranges, jamais expliquées, aux épreuves difficiles physiquement et moralement, voire dangereuses. Krokodile va devoir essayer de comprendre le fonctionnement de Raa et les attentes qui sont celles de l’instructeur. Et tout cela n’est pas simple. Sans parler du fait que les autres candidats sont jeunes et connaissent l’essentiel des techniques censées être maitrisées. Comme la régénération volontaire et rapide des tissus après une coupure. Peu de Terriens en sont capables. Cela vous donne une idée des difficultés que va rencontrer Krokodile.

 

Sous le microscope

Et plus on avance, plus le côté mystérieux s’amplifie. Krokodile est témoin d’évènements à la limite du compréhensible. Mais il va devoir gérer tout cela et tenter de trouver sa place. Il va même se trouver au centre de bouleversements sociétaux très importants. En cela, Migrant nous propose des pistes de réflexion capitales. Sur la façon dont fonctionnent les sociétés, dont les individus en acceptent les règles et s’acceptent les uns les autres. Sur la différence, car outre le migrant qu’est Krokodile, on rencontre un métis, nécessairement observé, voire moqué par le groupe. D’ailleurs, comme dans Vita nostra et Numérique, Marina & Sergueï Diatchenko s’intéresse à la dynamique qui lie et délie les troupes de jeunes. Comment ils collaborent ou, au contraire, se repoussent. Comment certains veulent prendre le pouvoir, être le centre des attentions. Comment la norme n’est pas nécessairement garante de réussite.

Avec Migrant, Marina & Sergueï Diatchenko terminent de belle façon leur trilogie centrée autour des métamorphoses. Pas de divinités pleines de colère comme chez Ovide. Ici, les personnages doivent leurs transformations au monde dans lesquels ils évoluent, aux sociétés qu’ils fréquentent. Mais les changements n’en sont pas moins profonds et durables. Le Krokodile de la fin du roman n’a plus grand-chose à voir avec celui du début, ne serait-ce que l’usage de cette langue implantée en lui, mais qui lui semble jusqu’au bout étrangère. D’où, peut-être, l’amertume des dernières pages. Mais aucune amertume de mon côté après cette lecture aux accents de mystère. Bien au contraire…

Publié le 1 février 2024

à propos de la même œuvre