Comme toujours, peu importe que la Métamorphose soit littérale ou numérique, elle coute toujours quelque chose à celui ou celle qui l’entreprend.

Migrant - Just a Word
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Après Vita Nostra en 2019 et Numérique en 2021, voici que les éditions L’Atalante concluent la traduction de la trilogie thématique des Diatchenko dans l’Hexagone… et cela, évidemment, toujours sous la houlette de l’excellent Denis E. Savine.
Intitulé Migrant, ce dernier volet quitte le fantastique et le thriller technologique pour nous emporter très loin de notre planète Terre en compagnie de Krokodile, un homme qui ne s’attendait certainement pas aux déboires que lui réserve l’univers…

[...] Marina et Sergueï Diatchenko reprennent l’idée commune aux deux précédents volets, à savoir un challenge pour le personnage principal qui va le transformer profondément. Pas d’Institut des Technologies Spéciales ou de tests de jeux-vidéos mais une sorte de Koh-Lanta de l’extrême où il faut marcher sur des braises, s’orienter dans le noir complet ou encore faire cicatriser ses propres plaies. Toujours remarquables dans leur maîtrise du suspense, les Diatchenko restent assez évasifs sur les tenants et aboutissants de l’Épreuve afin de garder le lecteur en haleine.
Mais on comprend vite que le divertissement n’en est pas vraiment un et que tout ça finit par impliquer bien davantage de choses qu’un simple rite de passage à l’âge adulte. C’est un authentique test autour de l’individualité et à propos de la volonté de groupe que passent Krokodile et les jeunes aspirants qui l’accompagnent, dont l’énigmatique Timor-Alk, un métis qui semble lui aussi mis à l’écart par les autres.

La planète Raa apparaît comme une sorte d’utopie où personne ne manque de rien, où l’on peut se nourrir à volonté et exercer n’importe quel métier pourvu que l’on s’en donne les moyens. En gros, les ressources sont communes, les actions se font dans l’intérêt général et tout le monde a un bout de quelque chose pour vivre décemment.
Mais cette proto-utopie communiste n’est pas non plus dénuée d’une certaine hiérarchie puisqu’on peut certes vivre par la dépendance de l’État, mais cela implique une absence de prise de décisions en retour.
En d’autres mots : si vous voulez peser dans le game, il va falloir passer l’Épreuve, prouver votre valeur et devenir Citoyen de plein droit.
Même ainsi pourtant, les choses ne sont pas parfaitement égales car chaque Citoyen se retrouve avec une côte qui montre son poids/importance/implication dans la vie politique de Raa.
Plus la côte est élevée, plus la voix du Citoyen va avoir de l’importance.
C’est une sorte de démocratie proportionnelle à l’engagement civique et à la pertinence décisionnelle. Une idée particulièrement intéressante mais qui comporte bien sûr d’énormes risques tant certains pourraient arriver en position de force et exercer un monopole du pouvoir.
Toute la question de Migrant va tourner autour de la responsabilité individuelle et de la transformation nécessaire pour que l’individu devienne conscient qu’il n’est rien sans la communauté. Le cheminement de Krokodile n’est pas tant d’accepter son sort et d’habiter paisiblement sur Raa que de comprendre l’importance d’agir de façon judicieuse et réfléchie pour faire bouger les choses autour de soi.
L’exemple ambigu de Makhaïrod, consul de Raa aux pouvoirs exceptionnels, illustre à merveille le paradoxe politique du récit.
Faut-il agir ou non ? Voilà l’interrogation centrale de Migrant.

Autre originalité qui rejoint très exactement la démarche des volets précédents, Migrant imagine un monde où le mythe de la Création — et donc le Créateur lui-même — n’est en rien une abstraction mais une réalité scientifique. Raa a été créé, continuant même à être stabilisé par le même Bureau qui gère l’émigration intergalactique.
Ce qui donne au monde lui-même un caractère instable, malléable.
Où il revient pourtant à Makhaïrod, Krokodile et Timor-Alk de décider s’il faut laisser ce monde évoluer, avec tous les risques que cela peut comporter, ou s’il faut le garder figer.
Migrant parle de la tentation du conservatisme au détriment du reste, il parle de ce que l’individualisme peut apporter à une communauté embourbée dans ses propres habitudes, mais il n’ignore pas pour autant les dangers d’une telle démarche. Comme toujours, peu importe que la Métamorphose soit littérale ou numérique, elle coute toujours quelque chose à celui ou celle qui l’entreprend. [...]

Nicolas Winter

Publié le 26 février 2024

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