Mais même sur un pur plan baston, ce mélange d’Avatar, Alien / Aliens, Warhammer 40 000 et Apocalypse Now vaut le détour, grâce à son ambiance noire et désabusée, grâce à son rythme savamment étudié, à la psychologie très développée de son personnage principal et à son côté prenant, parfois coup-de-poing. Bref, un excellent livre, alliant SF populaire « de divertissement » et SF « intelligente ».

Sawyer - L'artefact - Le culte d'Apophis
Article Original
Quand Avatar et Aliens rencontrent Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, on obtient un excellent roman au carrefour de la SF de divertissement et de la SF « intelligente »

Jamie Sawyer est un écrivain britannique qui, dans la vie de tous les jours, est avocat. L’artefact est le premier tome d’une trilogie de SF militaire nommée Lazare en guerre, qui comprend également une novella (Redemption). Un nouveau livre (Pariah) se passant dans le même univers est annoncé (en VO) pour septembre, apparemment le premier d’un nouveau cycle appelé The Eternity war.

Nous suivons, dans le futur, une branche récente de l’armée qui fait « piloter » par téléprésence à ses soldats des corps artificiels, optimisés pour le combat. Oui, oui, un peu comme dans Avatar. Sauf que cette fois, il ne s’agit pas du tout d’une fable écologiste, que la plupart des protagonistes sont tout à fait heureux d’être dans l’armée (on peut même dire qu’ils y sont accros, comme à une drogue, ce qui est d’ailleurs une des thématiques du livre), et que le ton, très noir, n’est pas du tout le même. Ce n’est pas seulement, comme on aurait aussi pu le penser, une allégorie des pilotes de drones, et de la déshumanisation (si j’ose dire) de la guerre, vue, dès lors, comme un jeu vidéo, où les gens tués ne sont que des abstractions sous forme de pixels. Non, ce qui est vraiment au centre de ce roman, c’est la mort, la « résurrection », la chute depuis l’état de grâce (guerrière), et surtout la psychologie (très développée) des personnages. Et comme je le disais, c’est très noir. Il y a du Apocalypse Now / Au cœur des ténèbres, là-dedans. Et pas qu’un peu.


Univers
Nous sommes en 2279. L’humanité s’est propagée dans les étoiles, sous la bannière de deux blocs antagonistes : l’Alliance (pays du continent américain, Europe, monde occidental en général, Mondes arabes unis) et le Directoire (qui réunit des pays asiatiques : Chine, Corée unifiée, Confédération Thaïe, etc). Ce dernier a lancé une attaque nucléaire sur l’Amérique, qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut jadis. Notre pauvre planète a aussi subi des désordres d’ordre climatique, puisque l’auteur nous parle d’une cité Antarctique, de l’opéra de Sydney a-demi submergé, et des canaux du centre de Londres.
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Intrigue
Harris et son équipe sont cantonnés à Cap-Liberté, la plus grande station spatiale militaire en bordure de la zone de quarantaine. Après une scène d’ouverture choc (dans un esprit très Space Hulk), Harris est briefé par un aréopage de militaires et de cadres corporatifs (là encore, dans un esprit très Aliens) à propos de l’Opération clef-de-voûte. Elle consiste à se rendre, grâce au croiseur de combat VAU Oregon, sur Hélios III, une planète sur laquelle a été repéré (il y a cinq ans), grâce au signal qu’il émet, un artefact extraterrestre, une structure d’une taille colossale (un Big Dumb Object quoi !).

Le signal émis a une intéressante propriété : il attire irrésistiblement les Krells. Et ils sont tellement fascinés qu’on peut danser la Zumba autour d’eux sans se faire massacrer. Si, si. Bref, les possibilités de militarisation de cette émission sont grandes. C’est donc pourquoi on a expédié sur la planète, il y a plusieurs années, le professeur Kellerman, la superstar des services scientifiques de l’Alliance, assisté de 2000 personnes. Une grande base a été bâtie, pour étudier l’artefact tout en se cachant des Krells. Il y a 6 mois, elle a cessé d’envoyer des rapports.

La mission du capitaine Harris et de son équipe est d’aller sur place, en opérant leurs Simulants depuis le croiseur Oregon (ce monde est trop loin de leur base d’opération habituelle pour une transmission directe). Et c’est en fait là qu’est tout le problème : la localisation du système Hélios. Il se trouve dans le Maelström, un amas d’étoiles entouré d’un halo mortellement dangereux de planétoïdes, doté d’une densité très inhabituelle de trous noirs et de pulsars, parcouru de distorsions gravitationnelles, et quasi-complètement inexploré. Et pour cause : c’est la région de l’espace dont sont originaires les Krells ! Y aller, c’est donc prendre le risque de violer le traité et de relancer une guerre totale, d’extermination. 
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Personnages, écriture, ambiance, inspirations
Conrad Harris est un personnage extrêmement solide : la narration à la première personne est très immersive, d’autant plus que l’auteur utilise assez régulièrement un système de flash-backs pour expliquer son comportement et ses motivations. La chronologie des révélations est d’ailleurs assez bien maîtrisée.

L’écriture est tout aussi solide, nettement plus que pour de la SF militaire moyenne et pour un nouvel auteur. L’ambiance est moins héroïque ou patriotique que désabusée, et surtout noire : ça rappelle presque le ton du narrateur dans un film sur la guerre du Vietnam, comme Platoon, par exemple. Harris, comme vous le découvrirez, en a bavé, et comme le diraient Perceval et Karadoc, « il en a gros ». Il y a quelque chose d’indéfinissable qui m’a rappelé l’atmosphère de certains récits d’Hypérion, même si c’est sans doute plus personnel qu’une évidence flagrante, universelle et incontestable. Enfin, un point est inspiré par Bruce Sterling ou Peter Hamilton, mais je vous laisse découvrir cela dans le roman.
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Thématiques
Ce livre est en partie une allégorie de la guerre vue comme un jeu vidéo par des soldats qui, aux commandes de leurs drones, bien à l’abri aux USA, mènent en temps réel des missions de combat à l’autre bout du monde, tuant sans remord des choses qu’ils perçoivent comme des tas de pixels sur un écran, alors qu’il s’agit en fait d’êtres humains. C’est cette abstraction de la guerre, cette technologie qui offre enfin un espoir du fameux « zéro mort » si chères à nos sociétés occidentales et en totale contradiction avec l’histoire multi-millénaire de la guerre, qui est en partie dénoncée ici. Ce qui est intéressant, c’est de voir des soldats qui n’ont plus combattu dans leur propre corps depuis dix ans (Conrad Harris), voire même jamais (Blake), se retrouver obligés de le faire suite à des circonstances imprévues. A cet égard, la réflexion d’un des personnages est particulièrement éclairante : « Putain ! Putain ! C’est pour de vrai !« . Plus d’abstraction ici, la mort du Simulant n’est plus un simple « game over » (certes non dépourvu de risques pour le corps ou le cerveau réels, comme nous l’avons vu), et c’est la plus grande peur de tout opérateur des SimOps qui se concrétise : être forcé de combattre dans son corps naturel, humain, imparfait, fragile, limité (il est frappant de voir, par exemple, à quel point les armes standard des simulants sont difficiles à manier lorsqu’on ne dispose plus de leur force surhumaine). Car la chute depuis l’état de grâce, depuis ce statut de demi-dieu de la guerre, est aussi un aspect de ce roman.

L’autre grande thématique du roman (à part la folie, le mysticisme, et le fait d’être accro au combat, à la guerre) est la mort : celle qu’on donne, dans ces corps plus-que-parfaits, celle dont on fait l’expérience, encore et encore et encore au fil des missions, celles qu’on revit, en esprit, dans ses rêves. La mort… et la résurrection, quelque part : car se déconnecter d’un Simulant en train de mourir, c’est quelque part revenir d’entre les morts.
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En conclusion
L’artefact est, bien au-delà de la SF militaire, un roman de science-fiction remarquable, qui se sert de l’ailleurs et de demain pour explorer des thématiques extrêmement profondes : abstraction et déshumanisation de la guerre via l’utilisation croissante de drones, mort, folie, mysticisme (l’auteur s’est puissamment inspiré de Conrad et de Coppola, Kellerman n’étant qu’un autre Kurtz), traumatismes psychologiques, etc. Mais même sur un pur plan baston, ce mélange d’Avatar, Alien / Aliens, Warhammer 40 000 et Apocalypse Now vaut le détour, grâce à son ambiance noire et désabusée, grâce à son rythme savamment étudié, à la psychologie très développée de son personnage principal et à son côté prenant, parfois coup-de-poing. Bref, un excellent livre, alliant SF populaire « de divertissement » et SF « intelligente ».

C’est avec une franche impatience que je vais maintenant attendre les suites de ce premier tome extrêmement solide.
 
 
Publié le 31 janvier 2017

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