On n'entend pas souvent – pas assez – parler de Sir Terry Pratchett. En tous cas, pas sur les médias français grand public. Ce fut donc une étrange et douloureuse surprise, la semaine dernière, d'entendre et de voir son nom cité à plusieurs reprises par la radio et la presse hexagonales. Un nom associé non pas à l'oeuvre la plus savoureuse, brillante et intelligemment délirante qu'on ait connu de mémoire de lectrice de fantasy, mais au débat sur l'euthanasie, qui fait rage en Grande-Bretagne : « L'écrivain britannique, atteint de la maladie d'Alzheimer, a proposé lundi de mettre en place des tribunaux qui auraient le pouvoir d'autoriser les proches de malades incurables à les aider à mettre fin à leurs jours », écrivait notamment 20 Minutes. Depuis lundi dernier, cette dérangeante proposition est passionnément discutée par les médias britanniques, les associations de malades, les parlementaires, les médecins, les autorités ecclésiastiques, etc. Avec un émoi difficile à comprendre, de ce côté-ci du Channel, si l'on ne sait pas ce que représente Terry Pratchett dans le paysage culturel anglo-saxon. Anobli par la reine fin 2008, Sir Pratchett n'est pas seulement un écrivain célèbre, salué par ses pairs en littérature de l'imaginaire comme par de grands noms de la littérature dite « générale », c'est surtout un créateur d'univers, un Tolkien qui serait entré en collision avec les Monty Python, ou encore une version XXIe siècle de Voltaire et de Jonathan Swift, ces démiurges pamphlétaires qui ne créaient des mondes bizarres que pour mieux critiquer celui qui les abritait. Dans son grand œuvre, Les Annales du Disque-Monde (37 bouquins, traduits en 37 langues, plus de 65 millions d'exemplaires vendus), issu d'un big bang romanesque qui remonte à 1983, Pratchett a commencé par détourner sur le mode comique les archétypes de l'heroic fantasy (épées magiques, sorcières, trolls, dragons) avant de passer à sa moulinette satirico-fantastico-philosophique les petits et grands sujets qui préoccupent l'humanité depuis la nuit des temps : religion, politique, culture, éducation, science (entre autres), tout y est passé. Miroir à peine déformant de notre vieille Terre, le Disque-Monde est plat, circulaire, et soutenu par quatre éléphants, lesquels sont portés par une tortue stellaire géante. On y croise des mages incompétents, un bibliothécaire orang-outan, un trio de sorcières pseudo-macbethiennes, un super-héros cacochyme... et la Mort, un Faucheur neurasthénique qui S'EXPRIME TOUJOURS EN MAJUSCULES, se perd en conjectures sur les bizarreries du raisonnement humain et est devenu, on ne sait trop comment, l'un des personnages les plus populaires et attachants de la saga. Farcies de références plus ou moins cryptées (Terry Pratchett est un homme cultivé, voire érudit, mais aussi un sacré farceur), d'aphorismes inoubliables et de théories loufoques, Les Annales du Disque-Monde séduisent un public infiniment plus large que les lecteurs habituels des ouvrages de fantasy, parce qu'elles nourrissent bien plus que nos imaginaires. Elles posent un regard empreint de dérision, d'agacement et (malgré tout) de bienveillance sur nos petites et grandes contradictions. Aucun rebondissement n'y est aussi cruel que celui qui a bouleversé l'existence de leur créateur : cet homme doté d'une telle lucidité sur le monde contemporain, et qui trimballe un univers parallèle en parfait état de marche dans son cerveau, est précisément atteint de LA maladie qui éteindra peu à peu cette lucidité, et fera disparaître cet univers par petits morceaux. (...) Les Annales du Disque-Monde, remarquablement traduites par Patrick Couton, sont éditées en France par l'Atalante et Pocket.  Sophie Bourdais

Pratchett - Télérama

On n'entend pas souvent – pas assez – parler de Sir Terry Pratchett. En tous cas, pas sur les médias français grand public. Ce fut donc une étrange et douloureuse surprise, la semaine dernière, d'entendre et de voir son nom cité à plusieurs reprises par la radio et la presse hexagonales. Un nom associé non pas à l'oeuvre la plus savoureuse, brillante et intelligemment délirante qu'on ait connu de mémoire de lectrice de fantasy, mais au débat sur l'euthanasie, qui fait rage en Grande-Bretagne : « L'écrivain britannique, atteint de la maladie d'Alzheimer, a proposé lundi de mettre en place des tribunaux qui auraient le pouvoir d'autoriser les proches de malades incurables à les aider à mettre fin à leurs jours », écrivait notamment 20 Minutes. Depuis lundi dernier, cette dérangeante proposition est passionnément discutée par les médias britanniques, les associations de malades, les parlementaires, les médecins, les autorités ecclésiastiques, etc. Avec un émoi difficile à comprendre, de ce côté-ci du Channel, si l'on ne sait pas ce que représente Terry Pratchett dans le paysage culturel anglo-saxon.

Anobli par la reine fin 2008, Sir Pratchett n'est pas seulement un écrivain célèbre, salué par ses pairs en littérature de l'imaginaire comme par de grands noms de la littérature dite « générale », c'est surtout un créateur d'univers, un Tolkien qui serait entré en collision avec les Monty Python, ou encore une version XXIe siècle de Voltaire et de Jonathan Swift, ces démiurges pamphlétaires qui ne créaient des mondes bizarres que pour mieux critiquer celui qui les abritait. Dans son grand œuvre, Les Annales du Disque-Monde (37 bouquins, traduits en 37 langues, plus de 65 millions d'exemplaires vendus), issu d'un big bang romanesque qui remonte à 1983, Pratchett a commencé par détourner sur le mode comique les archétypes de l'heroic fantasy (épées magiques, sorcières, trolls, dragons) avant de passer à sa moulinette satirico-fantastico-philosophique les petits et grands sujets qui préoccupent l'humanité depuis la nuit des temps : religion, politique, culture, éducation, science (entre autres), tout y est passé. Miroir à peine déformant de notre vieille Terre, le Disque-Monde est plat, circulaire, et soutenu par quatre éléphants, lesquels sont portés par une tortue stellaire géante. On y croise des mages incompétents, un bibliothécaire orang-outan, un trio de sorcières pseudo-macbethiennes, un super-héros cacochyme... et la Mort, un Faucheur neurasthénique qui S'EXPRIME TOUJOURS EN MAJUSCULES, se perd en conjectures sur les bizarreries du raisonnement humain et est devenu, on ne sait trop comment, l'un des personnages les plus populaires et attachants de la saga.

Farcies de références plus ou moins cryptées (Terry Pratchett est un homme cultivé, voire érudit, mais aussi un sacré farceur), d'aphorismes inoubliables et de théories loufoques, Les Annales du Disque-Monde séduisent un public infiniment plus large que les lecteurs habituels des ouvrages de fantasy, parce qu'elles nourrissent bien plus que nos imaginaires. Elles posent un regard empreint de dérision, d'agacement et (malgré tout) de bienveillance sur nos petites et grandes contradictions. Aucun rebondissement n'y est aussi cruel que celui qui a bouleversé l'existence de leur créateur : cet homme doté d'une telle lucidité sur le monde contemporain, et qui trimballe un univers parallèle en parfait état de marche dans son cerveau, est précisément atteint de LA maladie qui éteindra peu à peu cette lucidité, et fera disparaître cet univers par petits morceaux. (...)


Les Annales du Disque-Monde, remarquablement traduites par Patrick Couton, sont éditées en France par l'Atalante et Pocket. 

Sophie Bourdais

Publié le 12 février 2010

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