Le fabuleux Maurice et ses rongeurs savants nous permet ainsi d'assister aux premiers émois de la conscience, à la découverte du symbolisme, des craintes irraisonnées et du Mal, aux balbutiements de la réflexion éthique, à la lutte entre la confort psychologique des réponses toutes faites et l'angoisse parfois insupportable de la pensée autonome.

Le fabuleux Maurice et ses rongeurs savants - Noosfere
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     Que se passe-t-il quand l'intelligence s'éveille, et que la complexité d'une pensée consciente vient remplacer la simplicité routinière de l'instinct ? Que l'on commence à se préoccuper des sentiments de ses proies et de ceux des partenaires sexuels potentiels, au lieu de suivre aveuglément la pulsion primitive qui pousse à se nourrir ou s'accoupler ? Quand on découvre que le Livre où l'on a cru pouvoir puiser la nouvelle Sagesse indispensable pour comprendre l'existence n'est qu'une histoire symbolique destinée aux enfants ? Sur quoi, si ni l'instinct ni le Livre ne le disent plus, fonder la connaissance du Bien et du Mal, surtout lorsque l'on se retrouve confronté à une situation paroxystique qui met en jeu (on pourrait presque dire en joue) le devenir de votre espèce ?


     Toute ressemblance de ce questionnement avec l'Histoire de l'Homme ne saurait bien entendu être fortuite. Dans ce roman initialement destiné à la jeunesse, où les personnages principaux sont un chat rusé et faussement cynique, des rats embarqués à leur corps plus ou moins défendant dans la grande aventure de l'Intelligence, et un gamin à l'air stupide, Pratchett use de la fantasy, selon son habitude, comme d'un moyen pour entrouvrir les portes d'un questionnement philosophique sur la réalité humaine. Procédé qui n'a rien d'inhabituel sous sa plume, mais qui prend ici un intérêt supplémentaire, en lui permettant d'aborder pour un public jeune des questions qui sont le plus souvent considérées comme trop complexes pour lui être accessibles.


     L'histoire ? Maurice, un vénérable greffier (il a, somme toute, déjà consommé quatre de ses neuf vies) devenu intelligent en croquant malencontreusement un rat contaminé par la Conscience, va profiter de l'aubaine pour s'en mettre plein les poches en exploitant habilement la crédulité des êtres humains. Une petite magouille pépère et sans danger, du moins le croit-il, sur les traces du joueur de fifre de Hamelin. Un gamin à l'air bête apte à jouer du pipeau, une bande de rats conscients et super entraînés, grands connaisseurs en poisons et pièges en tout genre, et le tour est joué. Il suffit de grignoter quelques denrées par-ci par-là, de danser sur les tables et de laisser le plus de traces odorantes possibles, et les hommes couvrent aussitôt d'or le premier gamin qui se prétend capable de bouter les rongeurs hors du village. Sauf que... sauf que l'intelligence se croit toujours plus forte qu'elle n'est et qu'elle n'a pas conscience de tout ce que peut cacher le Réel, un Réel informé par les peurs, les contes, autant que par les lois physiques qui régissent l'univers...


     Le fabuleux Maurice et ses rongeurs savants nous permet ainsi d'assister aux premiers émois de la conscience, à la découverte du symbolisme, des craintes irraisonnées et du Mal, aux balbutiements de la réflexion éthique, à la lutte entre la confort psychologique des réponses toutes faites et l'angoisse parfois insupportable de la pensée autonome. « Nous », car même si Pratchett fait tout pour rendre son livre accessible à un public jeune, notamment en limitant au maximum les allusions au Disque-Monde où l'intrigue est censée se situer, il montre qu'enfantin ne rime pas nécessairement avec infantile. Nous sommes loin ici d'un roman de fantasy traditionnelle à la Harry Potter. Le roman est souvent sombre, parfois tortueux, et l'on peut même penser qu'un grand nombre de ses interrogations (notamment sur le rôle du conte dans la réalité humaine) risque d'échapper totalement à la majorité des enfants de 10 à 12 ans, supposés constituer sa cible principale. Il est même finalement, parfois bien plus sérieux et bien moins « enfantin » que les tout premiers Disque-Monde. Mais, après tout, pourquoi les enfants seraient-ils cantonnés à des lectures légères ou édulcorées, alors même que leurs préoccupations, souvent, sont bien loin de l'être ?


     Qu'en conclure ? Le fabuleux Maurice est ses rongeurs savants me semble être un roman parfaitement symptomatique de la conception de la fantasy que Pratchett a toujours défendue. Littérature d'évasion et non de d'évitement du monde, moyen d'ouvrir les portes de la pensée et non pas de claquer la porte du Réel. A ce titre, il s'inscrit davantage dans la lignée des Petits dieux, par exemple, ou des romans du Guet, que dans celle des mésaventures de l'ami Rincevent. Plein d'humour, bien sûr, il présente toutefois un caractère sombre, parfois féroce, qui peut facilement , malgré la distance que permet la fantasy, troubler de jeunes enfants et qui rend difficile une lecture au premier degré. Pour toutes ces raisons, le choix de l'Atalante de présenter ce livre sans indication d'âge, contrairement aux publications anglo-saxonnes, apparaît judicieux. A chacun de déterminer, en fonction du caractère et des intérêts de l'enfant, s'il convient ou non de le lui faire lire. Personnellement, je conseillerais de réserver ce livre aux plus de douze ans, en ayant conscience que même à cet âge, et même pour un bon lecteur, tout ne sera pas transparent. Loin de là.
 
Nathalie Labrousse

Publié le 28 janvier 2018

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