Porté par la plume précise et élégante de son auteur, Les Enfants de la Terreur installe une uchronie de grande qualité qui réfléchit sur des thématiques aussi modernes qu’universelles.

Les Enfants de la Terreur - Just a Word
Article Original

Après la trilogie du Grand Siècle chez Mnémos et Frankestein 1918 chez L’Atalante, Johan Heliot récidive avec Les Enfants de la Terreur, un one-shot uchronique particulièrement appétissant où l’on croise le Marquis de Sade et Robespierre alors qu’un certain Corse commence à gravir les échelons du pouvoir. De nouveau publié chez L’Atalante, Johan Heliot poursuit donc à explorer l’Histoire avec un grand H tout en imaginant des chemins de traverses qui aiguisent la curiosité du lecteur.

Au lieu de liberté, d’égalité, de fraternité, on leur avait offert la guerre, plus de misère et de faim.

Allons enfants de la Patrie !

Après un détour par la Première Guerre Mondiale, Johan Heliot s’attarde sur un autre moment sanglant de l’Histoire de France avec… la Terreur !
L’Hexagone n’a plus de roi et un certain Robespierre règne en maître absolu à la tête d’un Comité de Salut Public impitoyable. Le calendrier et les unités de mesures sont renversés et remplacés si bien que ce n’est pas le 27 juillet 1794 que l’on tente d’arrêter Robespierre mais bien le 9 thermidor de l’an II.
Et si dans notre réalité le chef de file des Montagnards trouve une fin rapide et expéditive dès le lendemain, il en va tout autrement dans le roman imaginé par Johan Heliot. Grâce à un illustre (et sulfureux) écrivain de l’époque, un certain Louis Donatien Alphonse François de Sade ou, plus simplement, le Marquis de Sade, des secours parviennent à Robespierre qui, une fois délivré des mains des insurgés, reprend la situation en main en durcissant encore un régime pourtant déjà particulièrement redoutable.
Dans Les Enfants de la Terreur, on suit deux personnages : d’un côté le Marquis de Sade sous le sobriquet plus simple et humble de Louis, de l’autre Charles Geneviève d’Éon de Beaumont, espion travesti qui revient alors de Londres dans un Paris métamorphosé. C’est en effet par la peinture de la Capitale que l’auteur tire d’abord son épingle du jeu. Excellent dans cet exercice, Johan Heliot installe immédiatement l’atmosphère paranoïaque et paradoxalement encore pleine de possibles d’une France Révolutionnaire qui nage en plein cauchemar. La Famine règne dans les rues de Paris, les exécutions sommaires ont gagné les campagnes et l’arrière-pays et la Terreur musèle les opposant au pouvoir tyrannique de Robespierre.
C’est dans ce cadre aussi inquiétant que fascinant que Johan Heliot va petit à petit installer une intrigue policière où se rejoignent rapidement ses deux héros-enquêteurs. L’occasion pour le français de renforcer le background historique de son histoire en y ajoutant foule d’anecdotes sur le chevalier d’Éon et, encore davantage, sur Sade, le véritable héros de ce récit où les spectres du fascisme s’agitent en coulisses.

Il comprit que le vieux lui reprochait surtout de l’avoir émoustillé à rebours de tout principe moral, et qu’au lieu d’interroger son propre rapport au mal, d’admettre la part mauvaise qu’il portait au cœur comme n’importe quel homme et se féliciter de pouvoir lui donner aussi innocemment cours qu’un livre en main, il préférait vomir l’écrivain, le confondre à son œuvre et l’accuser de scélératesse, alors qu’il n’avait fait que brandir un miroir devant sa figure — oui, chacun était capable d’imaginer les pires tortures et de s’en délecter à jouir dans ses pensées ; mais l’avouer semblait coûter.

Le rôle de l’écrivain…et du journaliste !

Car avant de reparler du chevalier d’Éon, il faut dire un mot de ce magnifique portrait de Sade, l’un des écrivains les plus licencieux de son époque et qui avait connu davantage de prisons que de palaces. En l’utilisant ainsi, Johan Heliot montre une facette moins connu de l’homme de lettres, plus apaisée et humaine, et s’intéresse surtout à ses aspirations journalistiques qui servent à la fois de moteur premier à l’intrigue qui entoure les enfants miséreux de la Capitale mais aussi et surtout à montrer l’importance d’une liberté absolue du journaliste et, par extension, de l’auteur. Cela permet aussi de comprendre que la transgression morale la plus extrême sur papier n’est jamais qu’une inoffensive œuvre de fiction et que c’est l’homme qui la lit qu’il lui donne un sens et une importance. En clair, l’auteur n’est pas son texte et le texte n’est pas l’auteur, même si les deux s’influencent l’un l’autre.
Le rôle du Marquis semble d’autant plus important qu’il officie dans divers journaux parisiens et que ceux-ci subissent graduellement la censure du pouvoir en place, privant le peuple d’une voix véritable, d’autant plus quand Sade nous parle des plus grandes victimes de ce régime épouvantable : les enfants et orphelins de la Révolution.
C’est grâce à lui et à ses enquêtes (qui invente au passage le journalisme d’investigation), puis à celui de Johan Heliot par ricochet, que les fantômes de ces gamins des rues retrouvent une voix et une existence, victimes oubliées de la misère et de la guerre.

De la Terreur à la Solution Finale

De l’autre côté du récit, on trouve Geneviève/Déon, personnage moins connu mais pourtant tout aussi intéressant et atypique (notamment pour l’époque). Espion travesti qui a vécu une grande partie de sa vie sous les habits d’un homme avant de devenir une femme, le personnage interpelle par les échos moderne qu’il offre sur la question de genre, traitée ici sous un angle plus sociale qu’autre chose et qui sert avant tout à montrer l’avantage que peut présenter une telle souplesse d’identité. C’est d’ailleurs Geneviève qui, la première, sera témoin de l’escalade dans l’horreur du régime de Robespierre. De façon malicieuse, Johan Heliot imagine que la Terreur s’impose comme un fascisme et un totalitarisme avant l’heure avec ses camps d’exécution où l’on empile les cadavres avant de les brûler, ses sections fanatisées en la personne des Fils de Mars ou encore dans l’invention des premiers outils de meurtre de masse. L’auteur rappelle également que derrière Robespierre, pas mal d’autres diables se cachent et n’ont rien à lui envier, prouvant encore une fois que l’Histoire n’est pas le fait d’un seul homme. Et en parlant d’homme, impossible de ne pas évoquer derrière l’affaire des enfants disparus de la Capitale, l’ascension d’une figure bien connue de l’Histoire, Napoléon Bonaparte qui, cette fois, ne se contente pas de menacer le Royaume-Uni d’invasion mais tente de le mettre littéralement à genou.
Ainsi l’Histoire trouve toujours son chemin…
En enchevêtrant la grande Uchronie avec la petite, alternant entre les rouages du pouvoir et les drames personnels des personnages plus modestes, Johan Heliot emploie une méthode qui a fait ses preuves. Résultat, nous voici projeter dans un futur au passé qui passionnent jusqu’à la dernière page.

Porté par la plume précise et élégante de son auteur, Les Enfants de la Terreur installe une uchronie de grande qualité qui réfléchit sur des thématiques aussi modernes qu’universelles. Johan Heliot s’interroge sur le rôle de l’homme de lettres comme sur celui du gouvernant et offre au lecteur un excellent récit policier dans une Europe au bord du gouffre.

Note : 8.5/10

Nicolas Winter

Publié le 22 mars 2022

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