Dans ce roman gigogne, à l’issue inattendue, au lecteur de constater comment l’auteur peut jouer de la relativité.

Les Jumeaux du paradoxe - Libération
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Mardi SF: française dans le genre

Retrouvez chaque mardi une chronique, une interview ou un portrait lié à un texte de science-fiction qui fait l’actualité. Aujourd’hui, Les Jumeaux du paradoxe, sur le réel et ses interprétations.

Le thème de la gémellité peut offrir une belle partie de jeu potentielle : le double, la télépathie, la ressemblance, la dissemblance, voire la contradiction. Les Jumeaux du paradoxe imagine deux frères ayant évolué à l’opposé l’un de l’autre. Max Langley (comme Planck) est devenu un écrivain à succès de livres de science-fiction pour la jeunesse, bel homme, bellâtre même qui séduit les jeunes fans sans états d’âmes. Albert Langley (comme Einstein) lui, a un physique pataud et négligé, et exerce comme enseignant dans la ville de leur enfance. C’est lui qui veillait depuis des années sur leur père Paul (1934-2010), physicien, ancien de la Nasa, ancien prof au MIT, alcoolique, qui vient de mourir debout dans son jardin en regardant Jupiter. Les obsèques sont donc l’occasion de retrouvailles entre jumeaux éloignés, auxquels vient s’ajouter la voisine du foyer paternel, Millicent Blackford, 25 ans, une fille bien plus jeune, qu’ils convoitent tous deux, l’un de manière éhontée, l’autre timidement.

«La vérité est un point de vue»

La suite comporte plusieurs versions. Car le premier roman de Joshua Chaplinsky se présente comme un collage biographique («élaboré sur Internet au mépris du droit d’auteur par un artiste inconnu», annonce la quatrième de couverture). Il mélange en effet les types de textes, des récits, un rapport d’autopsie, un scénario et divers autres documents, comme s’il avait copié ici et là et reconstitué lui-même une histoire dans l’histoire. Il y a trois récits dans le roman : celui de Max devenu un succès de librairie intitulé Petit-déjeuner avec le monolithe, celui d’Albert qui publie ses mémoires au titre éponyme les Jumeaux du paradoxe, et celui de Millicent, écrivaine en herbe et admiratrice de Max à qui elle voudrait soutirer des conseils, le Troisième jumeau.

Trois visions de la réalité qui alternent chapitre après chapitre, au point de ne plus savoir ce qui est fondé ou ce qui ne l’est pas. «Chaque histoire a trois facettes, paraît-il : la vôtre, la mienne et la vérité», écrit l’auteur en avant-propos se présentant comme le webmaster, qui a pour pseudonyme Joshua Chaplinsky. Il ajoute même un autre niveau de lecture avec de fréquentes notes de bas de page qui agissent comme du fact-checking de ce que les trois narrateurs énoncent. Et, dit-il aussi dans son avant-propos : «La vérité est un point de vue en constante rotation. Une coordonnée qui se déplace sur un cercle et dont la position dépend de l’observateur. Ou, mieux encore, une combinaison des concepts de l’éternel retour et de la superposition quantique où la variable du point de vue pourrait être considérée comme vraie ou fausse à n’importe quel moment donné.»

Visite paralysante d’un astronaute

Cela pourrait donner le mal de mer. Mais ce soi-disant réarrangement fournit une ligne de fuite a priori cohérente : l’histoire d’une famille dysfonctionnelle, des jumeaux antagoniques en compétition pour la même femme. C’est chaque strate écrite par chacun d’entre eux qui semble glisser vers une interprétation plus personnelle, celui qui signe le chapitre qui suit rectifiant à qui mieux mieux les dires du précédent. Chez Max, l’imaginaire se déploie, ainsi son père est-il sujet à des sortes de dérives du présent. «Le chaos submerge l’esprit de Paul. Sa conscience échappe à son enveloppe charnelle et il se retrouve en suspension au-dessus du corps. Auquel s’est substitué un monolithe de taille humaine. La fugue du Requiem de György Ligeti émane du bloc noir et mat.»

L’ombre de 2001, Odyssée de l’espace, plane sur le livre de Joshua Chaplinsky. Chez Albert, et cela fait partie de son vécu, dans la visite paralysante d’un astronaute alors qu’il est couché dans la chambre du père. Chez Millicent, la tonalité paraît plus rationnelle. Le paradoxe des jumeaux est «une expérience de pensée dans le domaine de la relativité restreinte. Un jumeau voyage plus vite que la lumière dans une fusée et découvre à son retour qu’il a moins vieilli que son frère resté sur Terre». Dans ce roman gigogne, à l’issue inattendue, au lecteur de constater comment l’auteur peut jouer de la relativité.

Frédérique Roussel

Publié le 30 septembre 2022

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