Si vous aimez simplement la littérature inventive et qui n’aime pas les cases, enfilez un scaphandre et revisionnez 2001, vous êtes au bon endroit.

Les jumeaux du paradoxe - Justaword
Article Original

Qui est Joshua Chaplinsky ?
Dès la première page des Jumeaux du Paradoxe, le lecteur s’interroge : qui est ce fantasque écrivain américain qui se dit fan de Mark Danielewski, Thomas Pynchon ou encore Chuck Palahniuk ?
Dans ce roman étrange que nous tenons entre les mains, le doute s’immisce partout. De l’avant-propos aux notes de bas de pages en passant par l’identité de l’auteur.
Cet audacieux choix éditorial fait par les éditions L’Atalante pour la rentrée littéraire a de quoi rendre perplexe. Et pourtant…

« La vérité est un point de vue en constante rotation. »

La saga des Langley

Et pourtant, Les Jumeaux du Paradoxe repose sur un principe scientifique autour de la relativité. Ce « Paradoxe des Jumeaux » imagine le destin de jumeaux nés sur Terre dont l’un partirait pour un voyage dans l’Espace à la vitesse de la Lumière avant de revenir tandis que l’autre resterait bien sagement sur la planète bleue. À cause des référentiels de chacun, les deux jumeaux pensent que l’autre est plus jeune à la fin de ce périple.
Cette expérience de pensée peut vous sembler bien abstraite mais Joshua Chaplinsky se propose de vous la mettre en pratique avec son roman.
Soit deux jumeaux, Max et Alan Langley, qui se retrouvent pour l’enterrement de leur père, Paul Langley. Les deux hommes, bien que totalement semblable en théorie, ont évolué de façon radicalement différente. Le premier est désormais un célèbre auteur de science-fiction Young Adult au physique avantageux, le second un professeur de physique dans un lycée anonyme avec des kilos en trop. Il semblerait que des deux, c’est bien Max qui ait voyagé le plus proche de la vitesse de la lumière pour s’éloigner de son référentiel paternel.
Et pourtant…
Au milieu, ou plutôt à côté, la jeune voisine des Langley, une certaine Millie Blackford. Son lien avec les jumeaux ? C’est elle qui « retrouve » Paul Langley mort sur la pelouse. En voyant débarquer l’illustre Max Langley en ville, cette écrivaine en herbe y voit une chance inouïe de mettre un pied dans le monde de l’édition. Il semble donc que Millie n’ait pas grand chose à voir avec la famille Langley autrement que par intérêt ou proximité géographique.
Et pourtant…
Enfin, un dernier auteur, celui du roman que vous tenez entre les mains, un certain Joshua Chaplinsky, un pseudonyme rappelons-le, qui tente de vous raconter l’histoire de la famille Langley et des évènements qui ont découlé de la mort du père, Paul Langley. Pour se faire, Joshua procède par « collage » littéraire en juxtaposant des extraits des mémoires de Max Langley (Petit-déjeuner avec le Monolithe), de celles de son frère Alan Langley (Les Jumeaux du Paradoxe) et enfin celles de Millicent Blackford (Le Troisième Jumeau).
Mais ce n’est pas tout puisqu’outre ces trois romans dans le roman, Joshua ajoute des extraits du scénario de l’adaptation de Petit-Déjeuner avec le Monolithe par divers auteurs, des analyses de textes/roman, une déclaration d’acte de naissance ou encore un rapport d’intervention de la police. Nous sommes bel et bien devant un admirateur de Danielewski, nul doute au moins à ce propos.
Mais où cela nous mène-t-il ?

« Certains esprits créatifs se nourrissent des conflits et ne peuvent rien produire sans en traverser. »

La multiplicité du vrai

Cela mène à la relativité de ce que l’on considère comme la Vérité.
Tout comme les deux jumeaux de l’expérience ont tort ou raison selon le référentiel considéré, les différentes versions autour de la saga des Langley sont à la fois exactes et complètement fausses.
Joshua Chaplinsky brouille volontairement les pistes et montre au lecteur que selon le narrateur (et donc le référentiel considéré), le déroulement des évènements va changer. Les rebondissements ne sont pas amenés de la même façon qu’ils agissent sur récit très dépouillé d’Alan, de celui plus humain et sensible de Millicent ou, celui plus abstrait et métaphorique de Max. Et ne parlons même pas des différents scénarios de Petit-Déjeuner avec le Monolithe.
D’un mystère assez banal autour de la mort de Paul Langley et de l’identité des parents de Millicent, Joshua Chaplinsky construit un récit tortueux à souhait et extrêmement malin où il démontre sa théorie à la fois sur le plan littéraire pur mais aussi sur le plan narratif. Car ici, c’est aussi la perception des jumeaux qui nous intéresse et comment celui qui se considère désavantagé par la vie n’est pas celui que l’autre croit.
Mais c’est aussi un récit référencé où les citations d’œuvres de science-fiction apportent leur pierre à cet édifice menaçant. On trouve l’ombre menaçante du Monolithe de 2001, l’odyssée de l’espace, ici réinterprété par l’un des Jumeaux, mais également Robert Heinlein ou Ursula K. Le Guin. Car c’est la multiplicité des récits de science-fiction qui permet également à cet étrange roman d’acquérir sa singularité. Refusant la catégorisation, Les Jumeaux du Paradoxe peut aussi bien se voir comme un pur roman fantastique où un fantôme se déplace parmi les âmes en deuil, que comme une saga familiale hantée par la culpabilité et le secret. Ou mieux encore, un récit de science-fiction où la métaphore tire sur la corde. Peu importe.
Ce qui importe au final, c’est que Joshua Chaplinsky ne se prend pas (vraiment) au sérieux grâce à des notes de bas de pages souvent hilarantes (et qui rappelleront certains excellents moments de La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer) où l’on taille la littérature Young Adult et où l’on dessine les contours d’une incursion aux forceps d’un certain Nabokov. On vous laisse deviner qui est Lolita là-dedans.
Cet exercice de style qui aurait pu être vain et soporifique devient un jeu de pistes moqueur mené par l’auteur présumé et ricanant. Jusqu’à ce que l’on comprenne que ce dernier n’a peut-être pas dit toute la vérité sur son entreprise de collage et que tout cela ne pourrait qu’être, encore une fois, une nouvelle vision de l’histoire… de Millicent ! Hop, changement de référentiel !
Heureusement, on sait pertinemment que tout ceci n’est qu’une fiction savamment élaborée et que la vérité est ailleurs, toujours ailleurs.
Et pourtant…

Ingénieux et roublard, le roman de Joshua Chaplinsky vous surprendra forcément. Si vous aimez les jeux de pistes et les sens cachés, Les Jumeaux du Paradoxe vous offre une excellente occasion d’assouvir vos vices.
Et si vous aimez simplement la littérature inventive et qui n’aime pas les cases, enfilez un scaphandre et revisionnez 2001, vous êtes au bon endroit.

Note : 8.5/10

Nicolas Winter

Publié le 23 septembre 2022

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