Démesuré et plus intelligent qu’il ne veut le laisser entendre, La Dernière Tentation de Judas est un roman aussi jubilatoire que cultivé.

La Dernière Tentation de Judas - Just A Word
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C’est de Suisse que le salut de la littérature de genre francophone nous vient cette année. Le Messie ? Un certain Philippe Battaglia, directeur de collection (et auteur) chez le micro-éditeur suisse Gore des Alpes, tatoué et chauve, avec de grands yeux bleus pour vous mettre en confiance.
Son roman ? Une brique de plus de 500 pages publiée chez L’Atalante, avec du jaune criard sur la tranche et pour le titre, surplombant une couverture d’après Le Baiser de Judas de Giotto Di Bondone.
Le genre de bestiau qui attire l’œil sur les tables et qui annonce la couleur dès son titre révélé : La Dernière Tentation de Judas.
Hérésie ! Blasphème !
Évidemment, mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises !

« Car la foi a ceci de particulier qu’elle est un refuge pour les moments où la souffrance de la vie est trop forte. »

Ils sont parmi nous !

Vous n’avez certainement pas tout compris des écrits de la Bible.
Et encore moins de la vie de Jésus et de ses apôtres.
Nous voici à notre époque en compagnie de miséreux quelque part dans la ville immortelle de Rome. Le Peuple de la Rue s’entraide et se réfugie dans un lieu sanctuaire, L’Entrepôt. Guidé par un certain La Pince qui a malencontreusement perdu assez de doigts lors d’un accident de travail pour le faire ressembler davantage à un crabe qu’il ne l’aurait souhaité, les clodos, les éclopés et les réprouvés peuvent compter sur un ami de qualité.
Un certain monsieur J. On dit de celui-ci qu’il a certains talents, qu’il peut soigner votre mal de dos ou venir bénir votre future union. Certains murmurent même qu’il peut guérir les blessures les plus graves lorsqu’il est en forme. Sauf qu’en ce moment, ce n’est pas justement pas la grande forme pour monsieur J… et ça fait quelques siècles que ça dure puisque l’immortalité commence à lui peser sérieusement.
Condamné à vivre, monsieur J, en réalité Judas de son vrai nom, se languit d’une seule et unique chose : l’Amour. Judas aime, le Traître des évangiles est aussi l’Amoureux de Jésus, fils de l’homme et de Dieu.
On imagine par contre que la chose n’a pas forcément ravit le paternel quand celui-ci l’a appris. C’est même pour cette raison qu’il forçât Judas à trahir Jésus et la suite, vous la connaissez… ou presque !
Puisque après la Résurrection, les apôtres ont reçu le don d’immortalité, le fameux Esprit Saint, et que chacun a continué sa route à travers les âges.
Pierre, le Mégalo, règne sur le Vatican et représente le véritable pouvoir papal en coulisses. Une existence fait de règles, de châtiments et de lois qui risque de voler en éclats avec la découverte d’un disque d’argile contenant un texte plus hérétique que tout ce qui a pu passer entre les mains du saint-Père. Dessus, une histoire sur l’injuste punition de Judas, coupable d’aimer Jésus et tromper par Dieu lui-même en conséquence. Une façon, aussi, de mettre fin à cette mascarade et que les deux amants se retrouvent (enfin).
L’évangile de Satan remet tout en cause et il serait bien dommage que le monde en prenne connaissance…et Judas encore plus !
Lorsque cette histoire arrive aux oreilles de ce dernier, celui-ci n’a plus qu’un seul objectif : réunir ce qui doit l’être et revoir Jésus dont il est séparé depuis bien trop longtemps.
Le genre de projet que Pierre et l’Église ne peuvent pas laisser faire…
Il est grand temps de mobiliser le commando Pascale et de réveiller les vieilles promesses dormant au fond des cryptes.
Ce n’est donc pas un roman religieusement correct que vous allez lire, au moins dans le ton et dans sa manière de revoir et corriger les faits bibliques. Philippe Battaglia, pourtant, n’a pas choisi de faire n’importe quoi n’importe comment. En réalité, La Dernière Tentation de Judas respecte les principes chrétiens bien davantage qu’il n’y paraît et avec bonne rasade de gore et de punk pour brouiller les pistes.
Car au-delà de sa relecture acide des personnages célèbres de la Bible, le roman se veut une façon de revenir aux fondamentaux de la Foi et d’explorer à la fois son utilité pour l’homme mais aussi sa place dans la pop-culture d’aujourd’hui.

« Chacun de nous a sa propre étoile. L’étoile en tête du cortège est la tienne, mon amour. »

En pop et en couleurs

Livre d’aventures où l’on croise des apôtres rendus fous par des années de supplice, une Bête qui s’attaque aux miséreux et aux prostitués, des Templiers revenus d’entre les morts ou encore les descendants du premier Assassin, La Dernière Tentation de Judas cache son érudition derrière un ton résolument punk et transgressif où le lecteur est entraîné dans une course à travers le monde, de Rome à la Tanzanie en passant par Londres et New-York, et qui passe par une relecture jouissive des écrits Bibliques.
Si d’un côté Philippe Battaglia réinvente certains passages, comme l’assassinat d’Abel ou la résurrection de Lazare, il prend un malin plaisir à imaginer la suite. Une suite marquée par notre ère et ses préoccupations, faisant de Marie-Madeleine une sorte de protectrice grande-gueule des prostitués de tous pays, transformant Lazare en une pauvre hère toujours dans la terreur d’un retour aux Enfers, métamorphosant Jacques le majeur en une autrice à succès appelée Jackie Major, proposant à Pierre le rôle de grand méchant mégalomaniaque à la tête du Vatican.
Malgré son impertinence et son goût pour le blasphème, le Suisse respecte les codes établis par la foi chrétienne et le livre saint, s’emparant des Évangiles comme un auteur de comics se réapproprie l’univers d’un super-héros. Une comparaison qui n’a rien d’innocente car on sent à chaque page que Philippe Battaglia s’inspire des univers les plus barrés de notre pop-culture pour imaginer son propre multivers. S’il cite des œuvres comme Transmetropolitan ou Batman, c’est pour mieux montrer de quelle façon son roman s’inscrit dans une démarche plus ample, celle d’une pop-culture où la religion elle-même est devenue une référence incontournable, peut-être même la mieux partagée de par le monde. Ce n’est en rien un hasard si les affrontements, et notamment la grandiloquente fin du monde qui nous attend inévitablement, convoque des images à la Marvel ou à la The Boys.
La Dernière Tentation de Judas tente d’inscrire la Bible et ses apôtres dans la longue histoire des super-héros… et ça marche du tonnerre !

« Les histoires sont magiques, Judas. Elles ont dû pouvoir. Elles façonnent le monde et les individus. Un conte peut inspirer le courage dans le cœur des êtres humains. Ou distiller la peur. Une histoire assez puissante peut bâtir un empire et le détruire tout aussi sûrement. »

Revenir aux fondamentaux

Ce qui pourrait ne rester qu’un hommage et un exercice de style déjà fort convaincant en l’état, passe la vitesse supérieure dès qu’on s’éloigne un peu des considérations héroïques et qu’on se penche davantage sur ce qui sous-tend le récit de Judas et de Jésus. Philippe Battaglia le répète plusieurs fois au cours de son épopée, ce qui importe au fond, c’est le symbole.
Un symbole ne meurt jamais, au pire il se transforme et survit à travers le temps. Ce qu’incarne les apôtres, ce sont en réalité des archétypes, et en les modernisant, Battaglia prolonge leur immortalité.
C’est l’occasion, bien sûr, de revenir sur des enjeux plus politiques et sociaux tels que la violence faites aux femmes, l’homophobie et le racisme, la transphobie et la pauvreté. Bien loin d’en faire un catalogue ou de l’inclure au forceps dans son roman pour montrer patte blanche, l’auteur inscrit ces axes revendicateurs dans le récit comme autant d’échos aux principes d’une religion chrétienne qui les oublie bien trop souvent au profit d’un dogme rigide et intolérant.
Mine de rien, derrière ses allures hérétiques, La Dernière Tentation de Judas revient aux fondamentaux de la chrétienté. On y suit des pauvres, des sans-abris, des immigrés, des prostitués, des marginaux, des rejetés, des gens en marge qui subissent la violence et la discrimination au quotidien. Des gens qui élèvent l’entraide, l’amitié, l’amour et la bonté au rang de valeurs cardinales.
En mettant l’accent sur la relation à priori inconcevable entre Jésus et Judas, le roman redonne une place centrale à une histoire d’Amour.
L’amour du Christ pour un homme, certes, mais une métaphore du divin qui s’éprend de l’humain par la même occasion. Une façon de remettre au centre le message principal contenu dans la venue du fils de Dieu sur Terre : aimer son prochain. En face, ce sont les puissants, ceux qui détiennent l’argent et le pouvoir, ce qui sème la haine et la discorde, ceux qui divisent et qui punissent qui deviennent les adversaires de nos héros.
En somme, sous les allures délurées et ses fulgurances de gore, La Dernière Tentation de Judas n’est rien de moins qu’un vrai hommage à la Foi et à l’Amour enseigné par le Christ. Qui l’eût cru ?

« Les histoires sont l’œuvre des sages qui y cachent leurs messages, et les persécutions, celle des ignorants incapables de les lire. »

Histoires héroïques

Le mal, le bien. Tout se brouille aussi et souvent.
En changeant de point de vue, en regardant de travers, le lecteur, grâce à l’écriture maligne et roublarde de Philippe Battaglia, pose un regard nouveau sur les faits et sur ce qu’on lui demande croire.
On s’aperçoit surtout avec bonheur et frayeur, que ce sont les histoires qu’on nous raconte, dans des livres ou ailleurs, qui construisent nos imaginaires, nos valeurs et nos modes de pensée.
Que la façon de lire une histoire, de l’interpréter, de la vivre, va conditionner en grande partie notre comportement face au réel et aux autres.
Nous sommes tous les personnages principaux de l’Histoire et c’est voulant faire croire qu’il existe des second rôles qu’on oublie l’importance de la moindre vie humaine.
Certes Philippe Battaglia s’amuse et convoque une myriade d’influences qui le révèle lui aussi comme un enfant de la pop-culture, capable de mixer Se7en et Rick & Morty, mais il parsème également ses pérégrinations de messages bien plus sérieux et universels.
Comme une parabole, comme un évangile.
En somme, un premier roman comme une Bible.

Démesuré et plus intelligent qu’il ne veut le laisser entendre, La Dernière Tentation de Judas est un roman aussi jubilatoire que cultivé. Philippe Battaglia transgresse pour mieux révéler et l’on en ressort conquis d’une façon aussi surprenante que délicieuse.

Note : 9/10

« Raconter une histoire, c’est déjà la preuve d’y avoir survécu. »

Publié le 23 juillet 2025

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