En raison de sa nature profondément transitoire, cet opus est très loin d’être inintéressant ; au contraire, il était même plutôt chargé, rapporté à son nombre réduit de pages.

Éric - Le Syndrome Quickson
Article Original

Je ne saurais trop dire pour quoi, mais il me semblait, au moment de me saisir d’Eric, qu’il tenait une place particulière dans la saga du Disque-Monde, car étrangement mineur, sans réelle réputation, dans un sens ou dans l’autre. À l’exception notable et récente due précisément au Tour du Disque, aucun.e lecteurice de Terry Pratchett ou presque ne me l’a évoqué. Je sais qu’il a été plus d’une fois adapté en pièce de théâtre au Royaume-Uni, mais dans un pays où son auteur est forcément bien plus populaire, ce n’est pas tant surprenant. J’avoue que je craignais un peu sa lecture ; ce retour à la maison se passe trop bien pour le moment, et je me doute qu’à un moment ou à un autre, je serai nécessairement déçu. Placer cette crainte sur ce volume n’est que trop logique, puisque même à la première lecture, je ne peux pas dire que j’avais été conquis.
Mes souvenirs en étaient à la fois flous et étonnamment précis. Des scènes et des idées nettes, un déroulé de l’intrigue clair, mais aucune idée des intentions à y adjoindre ou des interprétations à en faire. Je savais que j’allais sans doute rire, que je redécouvrirais quelques blagues qui m’avaient échappées, tout comme certaines des transitions entre ce dont je me souvenais. Malgré cette image mentale bien formée du terrain à aborder, la dimension de redécouverte allait donc sans doute être essentielle dans ma nouvelle appréciation, par rapport à cette image un peu nébuleuse et mitigée d’un volume que je considérais moi-même de façon assez distanciée comparée à d’autres de la saga ; notamment parce qu’il concernait Rincevent, dont j’ai déjà pu dire qu’il était probablement un des personnages principaux dont j’apprécie le moins, rétrospectivement, les aventures.

Nous retrouvons Rincevent donc, alors qu’il est libéré bien malgré lui de la situation difficile dont il était victime à la toute fin de Sourcellerie. Mais libéré n’est probablement pas le bon terme, puisqu’il se trouve en fait invoqué par Eric, ersatz de Faust, démonologue émérite de 13 ans et son perroquet maléfique. Le jeune homme somme illico son démon qui-n’en-pas-vraiment-un de lui accorder trois vœux, à savoir la domination du monde, une rencontre avec la plus belle femme du monde et la vie éternelle ; rien que ça. Il s’agit d’un malheureux concours de circonstance, Rincevent a pris par erreur la place d’un vrai démon envoyé par leur Roi, Astfgl, qui cherchait à corrompre le jeune garçon. Nul doute que tout cela va bien se passer.

Premier constat, et surprise de taille, habile jeu de mot, ce roman est très court, au point que je m’interrogerais même sur l’idée de le qualifier de novella ; justifiant d’emblée sa position si particulière dans la saga du Disque-Monde à mes yeux, bien que je ne me sois jamais rendu compte de ce détail par le passé, faut d’y avoir prêté attention. Il demeure donc que ce volume restreint suggère un resserrement assez inédit, et singulier, des enjeux comme du rythme par rapports à d’autres opus, passés ou à venir. Et si je me suis très tôt interrogé sur la raison de ce choix, je me suis relativement vite arrêté sur une explication assez simple et logique, à savoir la nature transitoire de ce volume, permettant à Terry Pratchett de rendre à Rincevent sa liberté de mouvement pour d’autres aventures à venir, sans avoir à y intégrer sa sortie des dimensions de la Basse-Fosse et les nécessaire complications qu’elle aurait entraînées. Et qu’elles entraînent donc, logiquement, dans ce volume, mais que Pratchett utilise afin d’en tirer une aventure à part entière, plutôt que de l’expédier dans une ellipse entre les tomes.

Il en profite également pour creuser encore un peu plus dans les règles et profondeurs de son Univers, et en canoniser certains principes qui, mine de rien, auront leur importance à terme, pas tant dans une optique symbolique que dans une logique de cohérence globale. Cela lui permettra donc d’aller plus loin dans ses constructions et ses concepts au sein de chaque tome à venir, la solidité générale participant de la force et de la validité interne particulière. Sans aller jusqu’à dire qu’Eric est indispensable à la compréhension de problématiques futures, mais en y fixant certaines réalités propres au Disque, Terry Pratchett les fixe pour lui et se donne la possibilité d’y revenir plus tard avec un esprit plus clair et des explications encore mieux vulgarisées afin de les réintroduire ou les rappeler au moment opportun.
Dans cet ordre d’idée, nous avons droit à une présentation de la cosmogonie du Disque lui-même, créant une hiérarchie divine décentralisée, où les dieux eux-mêmes ne sont finalement que des troisièmes couteaux, sous les créateurs, présentés comme des artisans cosmiques, et les patrons de ces derniers dont nous n’apprenons rien sinon leur existence, laissant la place prête pour les futurs contrôleurs de la réalité. Cela sans compter l’incrémentation de différents niveaux de réalité propres au fonctionnement général du Disque et du Multivers qui l’abrite, jouant avec l’espace-temps et le fonctionnement de la Magie, incluant quelques voyages et réflexions pour illustrer le tout.

N’importe comment, il ne faut jamais croire tout ce que tu lis des auteurs classiques, ajouta le mage. Ils ne vérifient jamais les informations. Ils ne cherchent qu’à vendre des légendes.

J’ai eu également l’occasion de constater encore des forces singulières du style de Pratchett qui lui permettent d’asseoir son unicité dans le domaine de la fantasy, qu’il soit utilisé à des fins parodiques ou satiriques. J’ai d’abord pu identifier ce que je n’arrive qu’à qualifier que comme un certain détachement : c’est à dire une façon très déliée de raconter les choses et de les expliquer, de façon à la fois orale et très extérieure. On retrouve ces deux aspects dans le fait qu’il se permet, dans un but purement humoristique, de juger en permanence ses personnages, surtout secondaires, dès lors qu’il ne leur prête pas sa plume pour retranscrire au plus près – parfois au mot, incluant les tics de langage – leurs pensées, réflexions et réactions vis-à-vis des situations dans lesquelles il les installe. Cette relative distance, au delà d’être souvent prétexte au rire, est aussi et surtout un moyen de faire passer les opinions de Pratchett lui-même, directement dans la narration ou par le truchement de ses personnages principaux. À cet égard, on commence à voir se dessiner certaines de ses obsessions thématiques, victimes prioritaires de ses dénonciations, satires et autres moqueries plus gratuites ; le dogme, religieux ou plus généralement intellectuel, la pensée militaire, par extension la psycho-rigidité et l’incapacité à évoluer, mais aussi le monde de l’entrepreneuriat « moderne ».
Découlant directement de cette question, Terry Pratchett s’appuie sur un de ses ressorts favoris, d’ores et déjà bien plus présent dans cet opus et sans doute dans ceux à venir, à savoir l’inclusion forcée d’une certaine dose de réalité dans sa fiction et sa parodie. Il aurait été plutôt aisé pour lui de simplement pousser la parodie, l’humour et le délire à fond, sans jamais se préoccuper du réalisme profond de son Univers. Après tout, le comique étant omniprésent, tant par les concepts que les dialogues ou la narration, le lecteur n’aurait sans doute pas suspendu son incrédulité, mettant les incohérences sur le compte d’un plus haut intérêt humoristique. Et ç’aurait pu fonctionner sans peine, j’en suis convaincu. Ceci étant dit, on constate tout de même que Pratchett s’arrête souvent très tôt et n’utilise que le concept lui-même comme source du rire pour ensuite en dérouler des conséquences et réactions très logiques et factuelles ; le rire découle d’abord de l’idée absurde, puis des suites froides et quasi-mécaniques d’une stupidité/intelligence humaine tout à fait classique. La singularité est sans doute là. Le meilleur exemple étant sans doute Astfgl, roi des démons, ayant constaté que les humains étaient bien plus doués que les démons pour s’infliger du mal, s’inspirant donc de leurs méthodes pour punir les pensionnaires des Enfers. Si le Sysiphe local doit en effet être puni pour l’éternité en poussant son rocher, il devra d’abord se faire lire toutes les règles relatives à la manutention d’objets lourds.

Astfgl constitue d’ailleurs à mes yeux une des jolies réussites du volume, un développement de ce qu’aurait pu être Trymon dans Le Huitième Sortilège, représentant assez bien le potentiel maléfique d’un certaine vision du monde de l’entreprise, et de la vision prophétique de Pratchett d’une certaine banalisation du mal ; causant plus de dégâts de façon discrète et soutenue que par des actions d’éclats dont tout le monde pourrait être témoin. On sent d’ailleurs des échos amusants avec certaines réflexions et initiatives de Rampa dans De Bons Présages (publié la même année, pas de mystère), poussant l’ennui comme un moteur, à la fois du mal lui-même, mais également de la souffrance que ce dernier engendre. Le point le plus important, ceci étant dit, au delà de l’argument comique, est sans doute l’idée que le système d’ennui généralisé d’Astfgl n’est pas seulement néfaste pour les humains envoyés en Enfer, mais bien pour les employés également, souffrant de ne pouvoir exercer leur fonction de la façon qui leur siérait le mieux. Astfgl représente tout le souci d’un système mettant la rentabilité au dessus de tous les autres enjeux, estimant la communication et les apparences plus importantes que la réalité du travail elle-même, cloisonnant les relations de hiérarchie, causant incompréhensions et ratés. Ce dont profitera d’ailleurs Rincevent pour rentrer en Enfer sans dommage, arguant d’un changement dans l’organisation qui ne serait pas arrivé aux oreilles du portier ; désabusé, ce dernier le croira.

La fuite seule compte. Je fonce donc je suis, plus exactement, je fonce donc je serai encore.

Rincevent qui clairement, remonte dans mon estime avec ce volume. Si je ne peux pas jurer que mon attachement pour lui remontera indéfiniment jusqu’à complètement me réconcilier avec les travers que j’ai pu lui reprocher, force est de reconnaître qu’avec la relecture récente de ses premiers tomes, mon image de lui a assez radicalement changé. Notamment grâce au rapprochement que Terry Pratchett effectue, par références croisées, à Ulysse, au travers du personnage de Lavaeolus, général Éphébien plaçant la survie au pinacle de la stratégie militaire, et usant donc la ruse pour gagner des batailles sans risques de pertes. En considérant Rincevent comme un stratège de la survie – surtout de sa survie – et non simplement comme un lâche, mon acception de ses décisions change radicalement, surtout en considérant mes souvenirs de Sourcellerie. Rincevent n’est pas un lâche, mais un courageux sélectif, un héros raisonnable, affecté, déjà, par de nombreux traumatismes qui le poussent logiquement à aspirer à la paix, à l’ennui, lui qui depuis trois tomes déjà passe son temps à affronter les dangers les plus innommables. Je crains que l’espacement des tomes dans ma mémoire m’ait fait perdre de vue cet aspect des choses ; Rincevent passe son temps à fuir parce qu’il passe son temps à être poursuivi. Et soudain l’analogie me frappe, même si un peu capillotractée : il est un alter ego de Doctor Who ! Vivant ses aventures à tous les rebords du Disque (et non pas aux quatre coins du monde), changeant sans cesse de compagnons, accompagné, bon-gré mal-gré par son K-9 personnel en la « personne » (?) du Bagage. Il a simplement moins de ressources, son TARDIS est sa malchance, il est uniquement armé de son talent pour les langues et son art de la fuite, n’intervenant que lorsque cela peut assurer sa survie et une réelle chance de vivre enfin un véritable ennui, mais ayant lui-aussi un impact durable sur les populations qu’il traverse, même si cela doit être – littéralement – à son corps défendant.

Eric était un volume que je craignais pas mal, et dont j’avais peur d’avoir très peu de choses à dire, au delà de son volume réduit, à cause d’une intrigue et d’un impact général très secondaires dans le grand schéma global du Disque. J’ai été détrompé. En raison de sa nature profondément transitoire, cet opus est très loin d’être inintéressant ; au contraire, il était même plutôt chargé, rapporté à son nombre réduit de pages. Même s’il n’est toujours pas mon préféré, loin de là, je me suis réconcilié avec lui, ne serait-ce que pour toutes les pistes que Pratchett se laisse le soin de suivre pour plus tard, ou quelques éléments de réflexions pour le lecteur attentif. N’exagérons rien, il demeure tout à fait mineur, et bien que drôle, sa charge satirique demeure relativement limitée, et je pense l’avoir plus apprécié à cette occasion car j’y ai découvert des éléments d’analyse nouveaux, mais en lui-même, il ne m’a pas autant séduit que d’autres volumes avant lui, comme j’ai le sentiment que j’en relirai d’autres bien meilleurs par la suite. Mais ce n’est pas une raison pour le bouder, le standard de qualité demeure, malgré la frustration de constater qu’il est quand même passé trop vite.

Le Syndrome Quickson

Publié le 29 juin 2020