Ziusudra / QuanTika : clap de fin. Dans Celui qui voit, cinquième tome que Laurence Suhner a consacré à son univers, les destins se nouent, les choix sont définitifs, la boucle se referme. Et cette Kantikā, centre de toutes ces œuvres, va trouver enfin les réponses qu’elle attendait. Et peut-être, enfin, la paix.
Une suite à distance
Je le dis souvent, mais dans le cas de cette lecture, ça a été très dur : Laurence Suhner a commencé son premier cycle, « QuanTika », en 2012. Le premier tome de Ziusudra, Celle qui sait, est paru en 2021. Voilà donc presque quatre ans. Et j’ai dû me replonger dans l’histoire. Directement. Sans petit résumé qui aurait facilité la reprise. Autrement dit, mieux vaut lire les deux tomes à la suite que, comme moi, à leur sortie (au fait, si vous n’avez pas lu le premier volume, passez votre chemin : vous ne comprendrez rien à la suite de cette chronique). Car j’ai eu du mal à reprendre le fil du récit, d’autant que, après un premier chapitre surprenant, l’action démarre sur les chapeaux de roues. Imaginez : soudain, tous les appareils qui font le quotidien des humains se détraquent. Et surtout, la gravité change : chutes d’engins volants (et ils sont nombreux), morts par dizaines. Quant aux personnages principaux, ils sont aux premières loges. Haziel est toujours bloqué avec son terroriste de frère, Gabriel. Il se trouve contraint de participer à une attaque traîtresse contre des Timhkāns. Traîtresse parce que son équipe possède un outil capable d’affaiblir les sens de leurs ennemis et donc de les rendre incapables de projeter leurs injonctions si efficaces, tant comme défense que comme attaque. Mais tout ne se passe pas comme prévu.
Mondes parallèles
Pendant ce temps, les autres transfuges de l’ancienne Gemma tentent de s’adapter à Indiga. Et pas seulement à la différence totale de climat, à ce passage du froid glacial à la moiteur tropicale. Surtout aux implications de leur passage : ils ont remplacé les anciens possesseurs de leurs corps. Adieu Kantikā, qui a dû céder sa place à Ambre Pasquier. Dur de se dire qu’on a, en quelque sorte, même sans le vouloir, détruit une existence. Tué quelqu’un, en quelque sorte. Pour prendre sa place. Moralement, cela les travaille.
Sans parler des différences nombreuses qui les empêchent d’être jamais en sécurité. La moindre parole de travers peut les mettre en porte-à-faux avec leurs interlocuteurs. Et ceux-ci ne sont pas toujours d’agréables personnages. Certains sont en effet tellement puissants qu’ils peuvent vous faire abattre en un froncement de sourcil. Difficile, en ce cas, de prendre ses aises, même si la nouvelle peau est agréable, tout comme la situation. Dans l’ensemble, ils et elles gravitent dans des milieux aisés, au pouvoir réel. Cependant, les enjeux sont tels que le moindre relâchement est impossible.
Un monde en sursis ?
En effet, la sécurité de l’univers est au centre de toutes les discussions, de toutes les tractations. Or les haines sont fortes, les croyances bien ancrées en beaucoup. Les humains et les Timhkāns sont à deux doigts de déclencher un conflit aux conséquences désastreuses. Pour qui ? Les forces en présence ignorent l’étendue des armes ennemies. Et surtout, l’existence de puissances oubliée, tout comme un passé capital, qui va resurgir progressivement. Entre autres, pour le lecteur, à travers des chapitres comme le premier, que j’évoquais au début. On y découvre un jeune garçon, en Russie, tomber sous le charme de son grand-père, qui a tout de la figure autoritaire. Il est riche, puissant et rien ne doit lui résister. Même pas son petit-fils, même s’il l’aime et y met les formes. On sent que l’origine de tout se niche dans ces existences, que nous allons peu à peu lire, de chapitre intercalé en chapitre intercalé. Jusqu’à comprendre d’où ils viennent. Et ce qu’ils représentent. Un souvenir ancien et essentiel. Puisqu’il remonte à des textes fondateurs de l’humanité : à Gilgamesh lui-même ! Pour enfin mettre un sens à tout cela, il faudra patienter. Enfin, si les armes n’ont pas parlé les premières…
Mis à part mon problème de démarrage, j’ai avalé Celui qui voit sans pause. Car contrairement aux volumes précédents où Laurence Suhner marquait une pause dans la narration pour prendre son temps et s’interroger sur ses personnages, ici, le rythme est soutenu quasiment du début à la fin. Peu de temps morts, ce qui n’empêche pas la psychologie des personnages de prendre une grande place dans ce récit. Elle est en effet essentielle, puisque les protagonistes principaux viennent d’un univers parallèle et ne cessent de douter, de comparer leur ancienne existence à celle de leur double, de chercher quoi faire. Et cela rend ce roman passionnant et réussi, malgré les écueils nombreux d’un tel sujet. La romancière suisse clôt de façon magistrale sa longue incursion dans ce monde qu’elle porte depuis plus de douze ans.