« Viser la lune », le roman de SF qui fait de la lune un fromage
La population terrienne découvre que son astre bien-aimé vient de se transformer subitement en une masse compacte de fromage, sans aucune explication. Viser la lune, de l’Américain John Scalzi, en librairie depuis le 18 septembre, est une comédie absurde, grinçante et jubilatoire, qui suit pendant 29 jours – soit un cycle lunaire – plusieurs personnages contraints de repenser leur quotidien et leur existence face à un événement irrationnel.
Des différentes missions Apollo, les Américains ont ramené des échantillons de la lune, qui sont conservés dans des laboratoires et des centres de recherche, mais aussi au Musée Neil-Armstrong de l’Air et de l’Espace de Wapakoneta dans l’Ohio. Son directeur, Virgil Augustine, est appelé en urgence alors qu’il s’apprêtait à passer une soirée en amoureux avec sa femme… Pour découvrir alors qu’un fragment de roche lunaire exposé en vitrine a changé d’aspect : à la place du morceau de basalte se trouve un bout de fromage. C’est le cas de tous les échantillons de lune conservés à travers la planète, et la lune elle-même, devenue étonnamment luminescente et jaune, présente tous les aspects d’une immense boule de fromage qui ne cesse de grossir, avec des geysers qui laissent échapper des flots crémeux qui pourraient, en traversant l’atmosphère, menacer la Terre.
C’est le point de départ de ce roman choral qui va s’intéresser moins à ce qu’on voit dans le télescope qu’aux réactions de groupes d’amis, de croyants, de scientifiques, d’artistes, de familles et de communautés de citoyens ordinaires en divers endroits des États-Unis.
« Est-il comestible ? »
Il est entendu par la majorité que si l’événement semble irrationnel, en plus de présenter un caractère loufoque, il y a forcément une explication scientifique. Via les commentaires biaisés et sensationnels des médias, le roman ausculte les réactions d’une société qui est finalement capable d’adapter sa pensée et ses comportements à un phénomène a priori incroyable, de développer les biais cognitifs nécessaires pour préserver ses aptitudes à consommer, pour perpétuer coûte que coûte un système pervers et toxique. Même lorsque des scientifiques évoquent le risque d’une catastrophe qui pourrait mettre prochainement fin à la civilisation humaine, on se résout à la probabilité de la tragédie à condition de pouvoir en tirer des bénéfices individuels pour ce qui reste de temps à vivre ; les banques imaginent même un stratagème pour offrir des crédits de consommation aux citoyens pour éviter qu’ils retirent leur argent en espèces. De façon très habile, l’auteur nous fait croiser différents personnages, qui ont en commun de se poser en premier lieu ce qui est à la fois la plus immédiate et la plus saugrenue des questions : de quel fromage s’agit-il ?
On se demande un moment comment une telle incongruité romanesque peut tenir la route puis, peu à peu, on s’immisce dans la routine de ces citoyens qui refusent de se laisser dérouter, et l’on s’attache à leur incapacité, malgré quelques contre-exemples notables, à remettre en question leur définition de ce que serait le « réel ». Les plus fascinants deviennent finalement ceux qui espèrent tirer profit de la possibilité d’une fin du monde. L’absurde mis en scène ici est de la même nature que celui de La Métamorphose de Kafka : c’est la réaction des « autres » qui illustre la manière dont nous entendons le fait scientifique, dont nous appréhendons la catastrophe, et comment nous nous projetons dans le fait de constituer une Humanité.
Alunir dans le fromage
C’est cocasse, mais l’on rit jaune. Un milliardaire, Jody Bannon, décide de piloter lui-même la navette qu’il a conçue et qu’il entend poser sur l’astre fromager. Peut-être sur un bout de croûte dure ? Clyde et ses amis, eux, qui passent leur temps au café, sont persuadés que la désinformation est une arme utilisée par les intellectuels et les politiques, plaçant sur le même plan ces deux catégories… On croise aussi un vulgarisateur scientifique, Dayton Bailey, qui désespère des mauvaises ventes de son dernier ouvrage, Notre sœur la paramécie, et qui, en publiant Ce n’est pas une lune, connait un succès fulgurant. Il n’a aucune explication à fournir, mais il engrange des bénéfices… Un rap fait fureur, intitulé « Le blues du crémier » ; des émeutes éclatent devant des fromageries ; les auditeurs de radio demandent quel goût a ce fromage et comment on peut s’en procurer… D’autres se contentent de pointer que l’apocalypse envisagée s’annonce décevante : « Pas de flammes, de souffre, d’anges ni de trompettes, d’envol vers le ciel de vos âmes crédules sous les yeux des pauvres bougres qui resteront en bas. Non. Du fromage, c’est tout ».
Les croyants se mettent à douter, et les débats entre théologiens sont animés : certains croient que c’est l’œuvre du diable tandis que d’autres en concluent que si Dieu existait, il n’aurait pas créé ce fromage. Le pape, lui, y voit un miracle, tandis que ceux qui pensent que la lune a une influence sur les gens, en termes de criminalité et de santé, jurent qu’elle aura encore plus de pouvoir maintenant qu’elle est plus grosse. Les réactions générales des citoyens traduisent ici surtout une défiance envers le fait et les limites -mais aussi le doute- scientifiques, où le sentiment de toute-puissance est à ce point ancré que certains sont persuadés que le défi consiste à réussir avec panache -et sans solidarité aucune- leur propre mort, en s’élevant une ultime et vaine fois au-dessus de « la masse ».
On se dit que tout cela est quand même très tordu, puis on est bluffé par un final aussi inattendu que génial, qui éclaire le sens et la portée philosophique de ce récit au fil duquel le capitalisme et la logique de profit dépassent tout ce que l’on peut imaginer, en termes d’irrationnalité. Viser la lune est une farce somptueuse, quelque part entre l’humour décalé et parfois grotesque des Monty Python et la cruelle ironie du film « Don’t Look Up » d’Adam McKay. Enfin, c’est le roman qui brise un certain nombre d’idées reçus, montrant notamment que quand l’imbécile montre la lune, le sage observe alors la société et ses travers.