Viser la Lune réussit un pari fou : faire un bouquin cohérent, intéressant, réaliste, à partir d’une idée complètement folle.

Viser la lune - Le nocher des livres
Article Original

On connaît l’humour potache de John Scalzi. Il est tout à fait capable de partir parfois dans des blagues dignes d’un vestiaire où l’on lâche prise. D’où une certaine inquiétude à la lecture du résumé de ce nouveau roman : un jour, sans explication, la Lune s’est transformée en fromage ! On ne peut que saluer le côté extrême de la proposition et se demander comment l’auteur, talentueux, va s’en sortir sur un peu moins de quatre cents pages. Et, étonnement, il s’en tire plutôt bien, dans un livre plein de sensibilité et de finesse. Pas mal, dans un monde de brutes !

Trente jours, un cycle lunaire. Trente chapitres (et quelques pour en finir avec l’histoire) qui promènent les lectrices et lecteurs à travers les États-Unis (eh oui, John Scalzi est américain et il ne s’est pas embarqué dans une aventure qui aurait pu être périlleuse et source de pas mal de clichés sur les autres nations et leurs réactions stéréotypées : il a joué la prudence , ce qui est tout à son honneur, même en temps qu’Européen, on peut regretter cet américano-centrisme). Trente morceaux de vie, de personnages presque toujours différents (même si on en retrouve quelques-uns à la fin). Trente façons d’appréhender un phénomène surprenant, terrifiant : la transformation du satellite de la Terre, compagnon fidèle de nos nuits et d’une partie de nos jours, en fromage. Ou plutôt, comme préfèrent la NASA et les scientifiques, en « matière organique ». Car on ne sait même pas de quelle sorte de fromage il s’agit : brie, camembert, comté ? Mystère. Mais là n’est pas l’important.

Intelligemment, John Scalzi découpe son récit en plusieurs phases : découverte, acceptation, rebondissement. Et pas mal de péripéties. Dont la plupart réalistes, malgré le point de départ ouvertement extravagant et qui ne sera jamais expliqué (eh oui, ceci est une sorte de spoil : on ne connaîtra jamais les raisons de ce changement ; et c’est tant mieux, car aucune raison n’aurait pu être satisfaisante). Et donc, après la découverte du phénomène et ses tentatives de compréhension par les premiers concernés, les scientifiques et les astronautes préparant un voyage vers la Lune (le grand retour promis par les derniers présidents américains), on va dans le pays, tâter l’opinion de l’homme de la rue.

Des réactions multiples

Mais avec le côté retors de John Scalzi. Par exemple, s’il entraîne ses lecteurs dans l’Oklahoma, à Stillwater (près de 50 000 habitants, quand même), ce n’est pas pour croiser n’importe qui, mais plutôt pour recueillir la parole d’un ancien professeur d’université. Qui disserte avec ses deux amis retraités à propos de cet évènement, mais également de la vie. De façon bien sympathique et tellement naturelle qu’on a l’impression d’être assis dans le café-restaurant La Belle Assiette à côté d’eux, à boire ce qu’ils persistent à appeler du café. Tout comme les deux frères fromagers (il est évident que les personnes allergiques au fromage et aux blagues le concernant devront se tenir éloignées de ce roman), au passé plein de rancœurs, qui vont se retrouver bien malgré eux au centre de ce bouleversement, les clients se multipliant comme des petits pains suite à la transformation.

Cependant, l’auteur évoque aussi des figures bien moins sympathiques. Un Jeff Bezos mâtiné d’Elon Musk particulièrement riche et particulièrement stupide, Jody Bannon (comme Steve Bannon ?). Un vrai cliché à lui tout seul, mais une figure stupide bien agréable à détester. Un abruti parfait, sûr de pouvoir tout obtenir grâce à son argent, qui rêve d’aller sur la Lune alors qu’il est incapable de supporter la moindre contrariété, le moindre entrainement. Ou cet autre milliardaire voulant absolument, pour être le premier, le seul, l’unique, goûter un morceau de notre satellite dans sa nouvelle version laitière. Stupide et arrogant. Ou, encore, un homme politique sans doute talentueux, mais aux pratiques « sexuelles » pour le moins déviantes et dont les employés dévoués sont prêts à toutes les bassesses pour le protéger des rumeurs possiblement désastreuses pour son image. Un échantillon non représentatif, mais plutôt drôle, de l’humanité.

De la finesse

Une façon de se poser des questions sur notre société et ses possibles réactions (y compris du côté de la religion) face à un drame, de quel qu’ordre qu’il soit. Même gaguesque. Et là, John Scalzi, qui se montre parfois un peu lourdingue, a su observer avec empathie et intelligence le monde autour de lui et proposer des réflexions plutôt bien senties. Car, au-delà des aspects volontairement comiques (par exemple, dans les scénarios proposés à une vice-présidente en charge du développement dans des studios de cinéma) et outranciers (le député aux fantasmes peu ordinaires), l’auteur américain a réussi à balayer pas mal d’interrogations qu’on pourrait avoir devant une catastrophe et de réactions possibles. Malgré le côté irréaliste de la transformation, les conséquences, elles, sont pour la plupart très réalistes. À tel point qu’on en vient à se demander comment on réagirait en pareille circonstance. Loin de la pochade sympathique que représentait La société protectrice des kaijus ou de l’amusante parodie de son Superméchant débutant, Viser la Lune fait avancer les lectrices et lecteurs en les divertissant. Plus réussi que le film Don’t look up (2021) d’Adam McKay, ce roman parvient à synthétiser de façon amusante et fluide, comme toujours chez John Scalzi, un condensé de ce que pourraient être les États-Unis d’Amérique en cas de crise de ce type. Une mosaïque pleine d’entrain et, en même temps, de profondeur. Une belle réussite pour ce tâcheron de l’écriture, qui doit produire son bouquin chaque année.

Viser la Lune réussit un pari fou : faire un bouquin cohérent, intéressant, réaliste, à partir d’une idée complètement folle. Une Lune transformée en fromage ! Chapeau l’artiste ! Même si ce roman n’est pas exempt des habituelles facilités d’écriture, il représente de bons moments de lecture et d’émotion, de rire et de rêve. Et d’autres félicitations au traducteur, Mikael Cabon, qui doit à présent être dégoûté à tout jamais de fromage. Encore une fois, merci monsieur Scalzi.

Publié le 29 septembre 2025

à propos de la même œuvre