Le printemps 2025 ne pouvait être qu’une bonne saison car un rayon de soleil livresque était paru. L’Atalante a, en effet, sorti sa traduction du dernier roman court de P. Djèli Clark et c’est ainsi que j’ai sautillé littéralement de joie en rentrant chez moi dans le métro : Je tenais entre mes mains La Guilde des Queues de Chats Morts, après avoir passé une soirée à rire et discuter de mes lectures ainsi que de celles du comité de lecture de la Librairie les 4 chemins à Lille. Et si même les morts-vivants avaient à la fois de l’humour et une conscience ? C’est comme cela que l’auteur a décidé de me faire passer une excellente soirée à Tal Abisi, une ville avec ses contrats magiques et ses divinités que l’on peut invoquer pour rétablir des injustices.
Nous sommes à Tal Abisi, en plein trois jours de festival célébrant les trois jours de marche pour défaire le Roi Horloger. Nous, on suit Eveen qui récupère son dernier contrat d’expédition auprès de Fenris. Eveen, c’est une assassine et c’est une morte vivante. Sauf que sa cible, elle lui ressemble un peu trop. Comment respecter un contrat sans se tuer soi-même ?
Eveen, c’est une femme dont on ne sait rien et cela de par sa nature. Tout ce qu’on sait, c’est que de son vivant, elle a signé un contrat post mortem, ce qui fait qu’elle a été engagée pendant un certain nombre d’années. Pour cela, la Guilde des assassins l’a ressuscitée et elle effectue des contrats d’assassinat. Sauf que, dans ce contrat, on perd la mémoire, la plupart des sensations comme le goût, mais aussi la liberté.
La question est : que reste-t-il de nous quand on n’a plus de souvenirs ? On pourrait voir Eveen comme une sorte de coquille vide, une enveloppe charnelle sans âmes, une esclave asservie par une déesse, par une guilde. Elle se sent étrangère à la liesse populaire qui fête trois jours de Carnaval. Et pourtant, durant moins de 200 pages, on découvre une femme incroyable. Elle se trouve en testant des activités.. Elle tente d’établir des relations, même si elle a du mal avec ses collègues de boulot ou les gens de son quartier. Eveen, elle a aussi une boussole morale, même si elle lui est propre. Et quand elle fait un choix, elle l’assume et elle est prête à faire des sacrifices importants pour eux. Elle a gagné le respect, l’amitié, l’amour et l’admiration de certain.es. Elle s’est construite sa propre famille. Eveen, elle nous montre que l’identité, ce n’est pas que notre passé, ce sont nos choix dans des moments difficiles.
En parlant de mémoire, il y’a aussi ce carnaval qui nous montre comment on utilise nos fêtes historiques. Cela m’a donné envie de rechercher un peu à quoi correspondent les différentes fêtes. Cela m’a permis d’avoir un autre regard sur différents événements, comment on peut les tordre parfois aussi au fil des ans. La mémoire n’est pas fixe, que ce soit la nôtre ou la mémoire collective. Elle est mouvante, elle est vivante.
Autre chose que j’aime particulièrement dans l’univers de P. Djèli Clark, c’est le traitement des divinités. Je dois dire que j’adore voir le traitement qu’il leur fait. Dans beaucoup de romans de fantasy, on a souvent des divinités inaccessibles. Je veux dire, nos héros et héroïnes se coupent en quatre pour elles, sacrifient tout pour elles, font même parfois des choses horribles pour elles et elles n’ont même pas un message de remerciement, un coup de fil, un bouquet de fleurs, que sais-je ? Notre relation aux divinités doit-elle être unilatérale ?
Eh bien pas ici, croyez-moi. Alors, dans la Guilde des queues de chats morts, on ne voit que celle qui nous intéresse : Aeril, la matrone des assassins. Et ce n’est pas une divinité bienveillante ou omnisciente. Elle a son petit caractère, si vous voyez ce que je veux dire. Elle n’est pas impartiale non plus et surtout, elle a un ego surdimensionné. Et pourtant, je préfère vivre dans un monde avec ce genre de divinités car, au moins, une interaction est possible. Et ce n’est que mon avis, bien entendu. Mais ce que Clark fait en rendant Aeril accessible comme cela, il la transforme presque en un contre-pouvoir. Elle en devient un régulateur.
Et par ce truchement aussi, on se rend compte qu’en fait, de Tal Abisi, on ne connaît vraiment que le point de vue populaire. Quand on y réfléchit bien, on a le point de vue d’Eveen, une tueuse à gages avec ses clients, son quartier, sa déesse, ses amis. Demandez-moi comment est gérée la ville et je serai incapable de vous dire si des lois sont votées ou comment fonctionne la justice. Et ce roman n’a pas non plus cette vocation. Mais l’année prochaine, l’auteur pourrait écrire un autre roman prenant place dans Tal Abisi et en prenant une autre partie de la population et bien, non seulement je m’y retrouverai mais j’aurai une toute autre vision de cette ville. Amusant, non ?
Surtout que je sais exactement dans quelle partie sociale de la ville où je me trouve par le ton employé. C’est celui d’Eveen, une personne totalement détachée des autres et déracinée puisqu’elle a perdu la mémoire. C’est un humour noir, un langage populaire, direct. Des échanges semblent absurdes car tout le monde ne partage pas les mêmes codes sociaux. C’est aussi pour cela que le roman est court, en dehors du fait que cela semble être un des formats préférés de l’auteur, mais c’est parce que le temps de cette histoire est bref et qu’elle est bourrée d’action. Cela contribue à nous emmener dans une espèce de tourbillon d’émotions fortes.
Et cela fonctionne. On ne s’attarde pas sur les raisons qui animent Eveen car elle n’a pas de mémoire, pas de barrières sociales, c’est une femme d’apparence solitaire. On peut donc se concentrer sur l’action et l’intrigue. Et on n’a pas besoin de plus pour comprendre les enjeux de ce roman : l’auteur nous parle de justice, de mémoire, de famille d’adoption, de choix. Nous montre que même sans mémoire, on peut avancer et se forger sa propre éthique. Plutôt pas mal pour un roman court, non ?
Alors, que dire de ce roman ? Est-ce qu’il aurait mérité quelques dizaines de pages en plus ? Eh bien non, car, selon moi, l’auteur a donné toutes les billes qu’il fallait, en fait, pour que ces pages naissent dans notre esprit. Tal Abisi est parfaite parce qu’on a une vision parcellaire de cette ville. Peut-être qu’on y reviendra. Peut-être non. Mais c’était un beau voyage.