Ainsi, les lecteurs qui ont aimé l’œuvre précédente de Brennan seront-ils peut-être pris à rebrousse-poil, car la lecture de celle-ci en est plus exigeante. Je ne puis les imaginer déçus, toutefois, car je n'arrive pas à concevoir quel lecteur intelligent cet excellent roman pourrait décevoir.

Minuit jamais ne vienne - Les Chroniques de l'Imaginaire
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La Cour d'Onyx est un lieu froid et dangereux, sous la férule cruelle d'Invidiana, sa reine. Et comme celle-ci s'est proclamé reine de toute la féerie d'Angleterre, au grand dam des rois et reines qu'elle a privés de leur souveraineté, et qui depuis ont rejoint la Chasse Sauvage, ceux qui lui ont déplu n'ont pas de refuge. C'est le cas de lady Lune, qui a fait partie de ses dames d'honneur, mais dont les négociations avec le peuple des mers n'ont pas été du goût d'Invidiana. Afin d'essayer de regagner les faveurs de la reine, ou du moins d'éviter d'encourir son déplaisir encore davantage, Lune accepte la mission dont veut la charger Ifarren Vidar, un courtisan arrogant et cruel, dont elle se méfie grandement. Mais au moins cette mission va-t'elle lui permettre de vivre en surface, à la cour humaine d'Elisabeth Ière, et de se réchauffer à la flamme des âmes humaines.

Michael Deven est un jeune homme ambitieux. Il est certes heureux que Sa Majesté l'ait accepté parmi ses Gentlemen Pensioners, mais il est douloureusement conscient que ce petit pas ne suffira pas à l'anoblir ni l'enrichir. Intelligent et bien-né, il offre ses services à Sir Francis Walsingham, le chef officieux des espions de Sa Majesté. Il tombe amoureux de la jeune Anne Montrose, sans avoir aucune idée qu'elle n'est pas ce qu'elle semble être, et qu'elle l'a approché sur ordre, afin de connaître les plans et projets de Walsingham.

Le monde créé par Marie Brennan dans ce roman est fascinant. D'abord, l'auteure semble évoquer de façon très juste la cour brillante et menacée d'Elisabeth Ière, et cette reine vieillissante mais toujours vive et autoritaire. Mais surtout, imaginer à cette cour son versant d'ombre sous la forme d'une Cour féerique dissimulée sous les fondations encloses dans l'enceinte de la Londres romaine est un trait de pur génie.

L'auteure met en relief cette idée par les deux couronnements montrés en parallèle, par exemple, mais aussi par le fait que la disgrâce de Lune est liée à l'attaque de l'Invincible Armada, puisque c'est à ce moment-là qu'Invidiana l'avait envoyée demander l'aide des peuples de l'eau contre les navires espagnols du roi Catholique. Par ailleurs, elle explique la raison de ce rapprochement "contre nature" entre faes et mortels, et ses origines, conscientes ou pas, ce qui donne du corps et de la vraisemblance à cette idée, brillante en soi.

Un autre point fort de ce roman est les personnages, tous cohérents et attachants, depuis les sœurs Goodemeade jusqu'à Lune en passant par Colsey, le valet de Deven, sans oublier la figure tragique de Tirésias, ou celle, effrayante, de Dame Halgresta. Humains ou faes, ou autres, ils restent en mémoire, et le lecteur ne peut que chercher à connaître leur sort. C'est ainsi que je me suis demandé à la fin de ce premier volume ce qu'il en était advenu d'Ifarren Vidar, mais je ne doute pas de l'apprendre dans le tome suivant. Parmi ces personnages, certains sont connus, soit qu'ils aient une vérité historique, comme Elisabeth Ière, soit qu'ils apparaissent déjà dans maintes œuvres, tel le roi Herne.

Le style est très différent de celui des Mémoires de lady Trent, ce qui donne aussi une réalité à ce nouvel univers sorti de l'imagination de Brennan. En effet, un roman dont le titre sort d'une pièce de Christopher Marlowe ne saurait être écrit de la même façon qu'un roman de style victorien. Le récit passe du point de vue de Lune à celui de Michael Deven, de la cour fae à la cour humaine, soit sur des évènements qui se déroulent en même temps, soit en ménageant quelques jours dans la transition. Je recommande d'ailleurs au lecteur d'être attentif aux repères spatio-temporels présents dans le texte, s'il veut y évoluer plus facilement. Cette histoire du temps présent, de 1588 à 1590, est entrelacée de souvenirs, repérables à leur date, et des interventions non datées et non attribuées clairement, mais qui semblent appartenir à Tirésias.

Ainsi, les lecteurs qui ont aimé l’œuvre précédente de Brennan seront-ils peut-être pris à rebrousse-poil, car la lecture de celle-ci en est plus exigeante. Je ne puis les imaginer déçus, toutefois, car je n'arrive pas à concevoir quel lecteur intelligent cet excellent roman pourrait décevoir.

Les Chroniques de l'imaginaire

Publié le 10 avril 2019

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