Ce tome 3 se révèle être le meilleur de son cycle dérivé de celui d’Honor Harrington.

Les bas-fonds de Mesa - Apophis
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Les combats au sol font une entrée significative et tonitruante dans l’Honorverse

Les bas-fonds de Mesa est la traduction de Cauldron of ghosts, troisième tome de la série dérivée du cycle d’Honor Harrington appelée La couronne des esclaves, après le livre du même nom et Torche de la liberté. Une fois encore, le roman est coupé en deux volumes, de respectivement 384 et 428 pages, à 19 euros l’unité.

L’action se déroule quelques mois après les événements du livre précédent, et reprend les personnages des tomes 2 et (en partie) 1. Le moteur de l’intrigue est la mission montée par Victor, Anton, Thandi et quelques autres sur Mesa, dont on commence à peine, dans la galaxie, à prendre la véritable mesure. Loin d’être « juste » la planète des esclavagistes génétiques de Manpower, ce monde est en effet au centre d’une conspiration visant à changer à jamais la nature de l’être humain et à conquérir, au passage, toute la galaxie. Si, à première vue, on pense être reparti sur les mêmes bases que dans le roman précédent (espionnage, barbouzes et black ops), on s’aperçoit, dans le tome 2, qu’on a en fait affaire à un livre beaucoup plus militarisé que ses deux prédécesseurs, se rapprochant donc en fait d’une part de l’autre cycle dérivé, et d’autre part du cycle principal consacré à Honor Harrington elle-même. A une différence près, mais colossale : cette fois, la majorité des combats se déroule… au sol, une grande première dans l’Honorverse à ce niveau d’intensité / nombre de pages.

Les deux tomes du roman couvrent une période qui s’étend sur En mission, L’orage gronde et l’Ombre de la Liberté (ce dernier étant le troisième tome de l’autre sous-cycle, Saganami, et dont la lecture est un gros plus pour la compréhension de la fin -même si elle n’est pas indispensable-). La fin du livre est le point le plus avancé atteint dans l’échelle temporelle de l’Honorverse (Octobre 1922 Post-Diaspora), du moins jusqu’à la parution américaine du tome 14 du cycle principal le 1er Novembre 2016, Shadow of Victory. Remarquons d’ailleurs, en fin de tome 2, la présence, en plus de l’indispensable Dramatis personæ, d’une chronologie complète de l’Honorverse (tirée du wikia qui lui est consacré).

Nuke’ em all *

* Nuclear Fire, Primal Fear, 2001.

Comme je le disais en introduction, la lecture du tome 1 nous conduit à penser qu’on est parti pour avoir le même genre d’histoire que dans le livre précédent du cycle, bien que sur des bases mieux rythmées et sans forcément l’avalanche de nouveaux personnages / personnages (hautement) éphémères qui caractérisait ce dernier. L’explication de ce changement de cap est à mon avis double : d’une part, les retours critiques que David Weber et Eric Flint ont forcément dû avoir, d’autre part le fait qu’à ce stade du cycle La couronne des esclaves, nul besoin d’introduire 250 nouveaux protagonistes ou antagonistes.

Pour résumer : après les événements qui se sont déroulés dans le cycle principal et / ou le cycle Saganami (attention d’ailleurs à ne pas vous auto-spoiler si vous lisez les livres en-dehors de l’ordre recommandé dans la chronologie interne de l’Honorverse), et après la mission d’Anton et Victor sur Mesa dans Torche de la Liberté, nos deux compères, appuyés par certains autres personnages des tomes précédents (dont Yana, Steph, la patronne de restaurant Cissec et Andrew, le type qui bricole des hypergénérateurs avec deux bouts de ficelle), vont monter une mission plus ambitieuse sur Mesa, histoire d’en apprendre plus sur l’Alignement dont ils ont récemment découvert l’existence. Dans le même temps, Havre et Manticore sont tendus du string et bien décidés à aller rendre la monnaie de sa pièce à l’Alignement après la frappe de Yawata.

Les responsables de l’Alignement décident donc de déclencher l’opération Houdini, qui, comme son nom l’indique, consiste à évacuer sans attirer de soupçons tous les membres-clefs de la conspiration. Seul problème : on parle de dizaines de milliers de personnes, et il paraîtrait très suspect qu’autant de personnes aient un accident de glisseur, hein. La solution adoptée est… extrême : on décide d’organiser des attentats, pour la majorité à l’aide d’armes… nucléaires tactiques, sous faux pavillon, à savoir celui du Théâtre Audubon. Qui n’y est évidemment pour rien, mais ça, les forces de sécurité Mesanes, qui ne sont pas dans l’oignon (dans les cercles connaissant l’existence de l’Alignement et son plan), ne le savent pas : tout ce qu’elles savent, c’est que des centaines de leurs camarades ou parents (l’Alignement a visé en priorité des manifestations ou lieux publics accueillant des familles de militaires et de policiers) ont été atomisés, et que les Cissecs doivent être remis au pas… une bonne fois pour toutes, pour leur soutien au Théâtre Audubon. Mais les troupes Mesanes, qui pensent opérer une expédition punitive sans opposition grâce à leurs habituelles tactiques de terreur, vont avoir une très mauvaise surprise, car Victor, Anton et Thandi, qui avaient prévu le coup au vu de certains indices, ont commencé à organiser une résistance mortellement efficace, avec l’aide des parrains de la Pègre locale. Des seigneurs du crime qui tiennent plus de Robin des bois qu’autre chose et qui vont finir par se muer en héros populaires.

Quelques défauts

A ce stade, une remarque : je trouve que David Weber fait une utilisation de plusieurs pratiques (l’attaque sous faux pavillon, l’explosion nucléaire servant à nettoyer les preuves, l’attentat nucléaire tout court) un peu trop récurrente dans l’ensemble de ses cycles (le principal et les dérivés). Ce n’est pas que ce soit vraiment lassant, vu que c’est toujours bien fait et de façon très immersive (et en plus, c’est, si j’ose dire, très spectaculaire, comme en témoigne l’excellente -comme toujours- couverture du tome 2 réalisée par Genkis), mais en tout cas un peu plus de variété serait pertinent.

Un autre défaut est un peu plus préoccupant : lorsqu’on a achevé le tome 2, on s’aperçoit que tout un tas d’événements ou de tergiversations du tome 1… n’ont pas servi à grand-chose. Le camouflage génétique des infiltrés, les discussions sur le commerce qui leur servira de couverture, la nouvelle apparence de Yana, et ainsi de suite. Le corollaire est que, finalement, il y a un certain nombre de scènes qui, sans être ennuyeuses ou à strictement parler dispensables, auraient pu être évacuées sans conséquence majeure sur l’intrigue générale. Dans cette perspective là, toute l’action militaire opposant les Mesans aux résistants Cissecs après l’explosion des bombes est beaucoup plus pertinente, car sans scène inutile ou contestable.

Kill’ em all *

* Seek and destroy , Metallica, 1983.

A partir de ce moment là, les protagonistes classiques du cycle La couronne des esclaves disparaissent presque totalement du récit pendant de très nombreuses pages, et toute l’action est vue du côté Mesan. Attention : pas du côté de l’Alignement (ça, c’est plutôt le cas dans le tome 1), mais de celui des gens qui ne sont pas au courant, que ce soit du plan pour la conquête de la Galaxie ou des responsables réels des attentats (c’est pratique, un attentat nucléaire, ça vaporise les corps, ça fait des milliers de morts, ce qui fait que personne ne peut savoir si tel scientifique ou politicien était réellement présent, comme en attestent les archives informatiques, ou pas…). Etant donné qu’en plus, le plan machiavélique de l’Alignement était conçu pour exciter à mort les forces de sécurité et de défense en massacrant à dessein leurs familles, on se doute que les personnages en question, déjà des brutes impitoyables et sans scrupules pour la plupart, vont se lancer avec « enthousiasme », ou disons plutôt furieusement, dans le massacre de Cissecs (ces derniers étant la classe d’ex-esclaves affranchis dans la société Mesane).

Les réactions manifestées à chaud à ce moment là, des responsables politico-militaires au troufion de base, sont assez fascinantes, et renvoient évidemment aux pages les plus sombres de l’histoire récente, qu’elles soient américaines (11 Septembre, attentats plus récents) ou bien évidemment françaises. On voit qu’il y a, au milieu d’hommes et de femmes fous de douleur d’avoir perdu des proches, ou bien qui sont de toute façon des brutes sanguinaires qui ne cherchent qu’un prétexte commode pour assouvir leur soif de sang, quelques justes qui cherchent à tempérer leurs ardeurs, à démêler le vrai du faux, à ne pas faire payer des innocents pour des attentats dont ils ne sont au final en rien responsables. Hélas, ces justes le paieront cher, dans une scène « à la Platoon » assez frappante. L’aspect « crimes de guerre » est présent et traité avec pertinence.

Sur un plan plus général, je trouve que tout le volet Mesan de l’histoire est superbement construit : l’Alignement, c’est un peu l’incroyable fusion entre le Bene Gesserit et la Seconde Fondation, qui se cache dans une vaste coquille vide qui n’est autre qu’une sorte d’Afrique du sud de l’Apartheid où la ségrégation n’est pas ethnique mais génétique, avec en plus une caste d’affranchis digne de celle de Rome. Enfin, le comportement des forces de sécurité Mesanes (et leur éclatement en multiples subdivisions qu’on encourage à se faire concurrence, pour éviter toute collusion dangereuse pour le pouvoir) rappelle évidemment les sombres heures du nazisme (d’autant plus qu’il est explicitement fait mention d’une « solution finale au problème Cissec ») ou des marchands / propriétaires d’esclaves. L’utilisation du « fouet neuronique » n’est d’ailleurs pas étrangère à ce sentiment.

L’auteur a minutieusement tiré les conséquences de cette stratification sociale pour la refléter, par exemple, dans l’urbanisme, avec ses arcologies et ses zones industrielles « coupe-feu » qui les séparent, afin d’éviter toute concentration potentiellement dangereuse de Cissecs.

La guerre… au sol

Tous les cycles de L’Honorverse ont en commun de montrer à l’écrasante majorité des combats dans l’espace, menés par des vaisseaux, dans une adaptation futuriste des classiques aventures navales et Napoléoniennes d’Hornblower ou d’Aubrey. Les opérations au sol étaient jusque là rarissimes dans les différents cycles, et en général très courtes ou peu détaillées. Mais ça, c’était avant… Une grosse partie du tome 2 est consacrée à l’expédition punitive Mesane contre les arcologies Cissec, ce qui nous donne droit à une immersion « à hauteur d’homme » dans la guerre au sol. Là encore, c’est un digne reflet de notre époque : guerre asymétrique, troupes constituées et « légitimes » contre insurgés, guerre urbaine (le cauchemar de n’importe quelle armée moderne, particulièrement depuis Stalingrad), mouvements de résistance, et ainsi de suite. C’est, sur un plan bassement matériel, l’occasion d’en apprendre plus sur les tactiques et matériels employés dans l’Honorverse dans l’exercice. Cette partie, vue essentiellement par les yeux des Mesans, se révèle très immersive, et très réussie.

Elle est d’autant plus réussie qu’elle se révèle jouissive de bout en bout, mais pour des raisons différentes : dans une première phase, les nervis paramiltaires du régime Mesan, sûrs de leur entraînement, de leur armement et de leur aura de terreur, partent à la chasse au Cissec, certains de les tailler en pièces. Erreur classique d’appréciation de beaucoup de forces modernes et régulières face à des insurgés, surtout lorsque ces derniers sont conseillés par un certain Général Palane. Donc au début, on est heureux de voir les forces de sécurité se faire botter les fesses. Sauf que… dans une deuxième phase, les opérations sont menées par l’Armée de Mesa, et là les choses se compliquent pour nos héros. On prend un plaisir (pervers) à les voir mutilés, épuisés, mais jamais démoralisés, même après des semaines de siège et de combats incessants. Dans une splendide allégorie de grandes batailles historiques, où une poignée de braves s’est dressée, tel un rempart, face aux hordes barbares et cruelles, David Weber fait son Stalingrad, ses Thermopyles. Il est possible que la cavalerie Manticorienne arrive, mais si vous connaissez David Weber, vous savez que vous n’êtes jamais à l’abri qu’il fasse disparaître, nimbé de la gloire triomphale de son sacrifice ou de sa mort tragique, des personnages, y compris ceux de premier plan (Paul Tankersley…).

Bref, en plus du fait que Manticore / Torche  commence (enfin) à rendre les coups à Mesa, cette longue phase de combats terrestres et urbains à grande échelle, phénomène nouveau dans l’Honorverse, est un des gros intérêts de ce roman très bien rythmé et hautement immersif. La fin est particulièrement réussie et riche en émotion, et montre un des personnages sous un jour bien plus humain que nous n’avions jusque là l’habitude de le voir. Signalons, pour finir, une présence très accrue d’Honor Harrington par rapport au roman moyen des séries dérivées du cycle principal (et ça aussi, c’est intéressant).

En conclusion

Ce tome 3 (traduction de Cauldron of Ghosts) du cycle La couronne des esclaves, dont le titre de travail, La révolte des Cissecs, était bien plus pertinent que celui finalement adopté, montre essentiellement la résistance des affranchis mesans à la brutalité de la répression militaire et paramilitaire qui suit une série d’attentats (nucléaires, pour l’essentiel) prétendument perpétrés par le Théâtre Audubon, mais qui ne sont en fait qu’une façade pour masquer la fuite des éléments-clefs de l’Alignement. Plus militarisé et moins orienté espionnage que ses deux prédécesseurs, ce tome 3 introduit une grosse nouveauté dans l’Honorverse : le suivi massif (en nombre de pages) de combats terrestres.

Ce tome 3 se révèle être le meilleur de son cycle dérivé de celui d’Honor Harrington, mais n’est pas totalement dépourvu de points contestables, cependant : outre une sur-utilisation de l’attentat nucléaire ou de l’attaque sous faux pavillon, certaines scènes, sans être inutiles ou mal écrites, auraient pu être évacuées sans que cela nuise à l’intérêt de l’ouvrage.

Plus que jamais, la lecture des séries dérivées du cycle principal s’avère presque indispensable pour saisir pleinement certains événements, qu’ils arrivent dans l’autre cycle dérivé (Saganami, ici) ou la saga principale. Le corollaire est hélas vrai : il vaut mieux avoir tout lu, non pas que certaines choses soient incompréhensibles sans cela (Weber écrit avec trop d’intelligence pour ça), mais disons qu’on y perd beaucoup en signification, émotion ou dans la réalisation de la portée exacte des tenants, aboutissants ou conséquences de la péripétie en question.

Le culte d'Apophis

Publié le 7 décembre 2016