Il y a six mois, les éditions L’Atalante publiaient la version française de Ni Dieux ni Monstres, un roman fantastique de l’auteur américain Cadwell Turnbull. Véritable succès littéraire, tant grâce à la manière de son auteur de rendre vivant ses personnages, avec un ton et des émotions très justes, que par son sujet à la fois politique, social et métaphysique, sa suite était fortement attendue. C’est donc en octobre que débarque Nous sommes la crise, second tome de cette œuvre complexe et fascinante d’urban fantasy. Toujours traduite par la très talentueuse Marie Surgers, qui excelle lorsqu’il s’agit de retranscrire toute la poésie et la complexité des concepts de ce récit profond, cette histoire commence trois ans après les événements qui concluent Ni Dieux ni Monstres.
Nouvelle ère
La situation est tendue depuis que les « monstres » ont choisi de se révéler au grand jour, dans un événement tristement surnommé « le massacre de Boston », depuis. Laina, Riley et Rebecca, séparés du reste de leur meute, s’inquiète des actes de plus en plus violents d’un groupuscule extrémiste antimonstres nommé la Main noire. Bien sûr, là où il y a des partisans, il y en a d’autres pour leur tenir tête. Chez les monstres, c’est Nouvelle ère qui organise la résistance. Partis politiques, entreprises, citoyens… tout le monde a un avis bien à lui sur ce qu’il devrait advenir des monstres et la suspicion gangrène toute la population. Rixes, menaces, la situation menace d’exploser bientôt. D’autant que les sociétés secrètes comme l’ordre de Zsouvox n’ont pas dit leur dernier mot.
On retrouve Dragon en adolescent timide et inquiet, qui apprend patiemment ce que sont le monde, la vie ou encore la vie civile, depuis qu’il a quitté les cachots de la secte. On en apprend plus sur les origines et familles de Melku, d’Alex, de Sondra, mais aussi sur celles de l’entité cosmique qui offrait des révélations fracassantes et des implications incroyables au tome 1. Avec un final époustouflant, explosif, frustrant même, par ses révélations et l’attente d’un troisième livre qu’il génère, Nous sommes la crise vient confirmer tout le talent de son auteur.
Avec justesse et force
Comme dans Ni Dieux ni Monstres, la plume de Cadwell Turnbull fait mouche ! Aussi poétique qu’incisive. Engagée et résiliente. Pleine d’amour et de rage. On admire une nouvelle fois le talent de l’auteur pour transmettre les émotions de ses personnages avec une justesse et une force désarmantes. Le style est également très fluide, passe d’un type de narration à un autre, d’un registre familier à un plus soutenu, sans jamais perdre le lecteur. On replonge très vite dans l’univers et il est difficile de lâcher le roman avant la fin. Pour celles et ceux qui auraient lu Ni Dieux ni Monstres il y a un certain temps, ou qui ont accumulé beaucoup de lectures entre ces deux tomes, on conseille toute de même de se rafraîchir un peu la mémoire en consultant de nouveau le premier.
Il faut dire que Nous sommes la crise plonge directement ses lecteurs dans le bain, sans résumé ni introduction préalable, de manière vive, incisive et puissante. Ce sentiment d’urgence, c’est aussi celui des personnages, pour qui l’étau de la violence se resserre petit à petit, partagés entre la peur qu’ils inspirent et leur besoin de s’intégrer à la société. Comme dans son livre précédent, Cadwell Turnbull utilise le thème du monstre (loup-garou, vampire, passe-muraille…) pour aborder le sujet de discriminations bien réelles : racisme, homophobie, sexisme…
Un roman engagé
Car avant d’être une œuvre empreinte de métaphysique, de fantastique et d’urban fantasy, Nous sommes la crise est surtout un roman engagé. Personnages transsexuels, relations queers, polyamour ; familles décomposées, recomposées ; questions raciales, ethniques… L’auteur use avec brio de « l’autre », ce « monstre », pour tendre le miroir d’une société inégalitaire bien réelle, ainsi que de la violence qui en découle. Violence institutionnelle, violence verbale, violence physique, bien sûr, psychologique, aussi, comme en témoignent les premières pages et ce loup-garou réduit à l’état d’arme vivante, incapable de reprendre sa forme humaine. Difficile de ne pas voir dans les discours de haine et les groupuscules suprémacistes, une image vivace de nos actuels conflits sociaux.
Un engagement cohérent avec le parcours de l’auteur, dont les écrits abordent pêle-mêle le colonialisme, le changement climatique, les violences policières, l’oppression des communautés marginales…
Avec une intrigue toujours aussi efficace, des personnages sincères et attachants et une manière très juste de parler de société, Cadwell Turnbull nous fascine et nous tient en haleine jusqu’à la dernière ligne. Vite, le troisième tome !